INTERVIEWS

Zevs (Art urbain)

Série d’interviews consacrée aux artistes urbains. Les visages et les pratiques de ces artistes transforment la ville en galerie à ciel ouvert. Zevs est le premier de la série.

Interview
Par Pierre-Évariste Douaire

Zevs est le dieu tout puissant de l’art urbain. Il décoche ses foudres à la bombe: peint des nuages orageux; crache sa colère en brûlant le bitume: cercle les ombres de la nuit. Cupidon colérique, il shoote ses victimes, les campagnes d’affichage, à l’encre rouge. Prométhée rageur, il délivre son enseignement en distribuant aux hommes un feu dévastateur. Dieu de la guérilla urbaine, il est aussi le gardien de la peinture mythique, il mène son combat à la pointe de son pinceau ou de son scalpel. Visual Kidnapping, à la galerie Patricia Dorfman, présente le trophée d’un “flasheur” de pub.

Une « insurrection par les signes »(1) se trouve sur les murs, les gouttières, le bitume, le mobilier urbain, les panneaux d’affichage, etc. Cette sédition urbaine prend les traits du métissage, elle est autant héritée de Mai 68 que du Hip Hop.

Descendre dans la rue n’est jamais neutre. Entre art éphémère et action politique, ces artistes prennent position. Les murs leur servent de tribune mais aussi de marche-pied vers le monde marchand. Entre contestation et stratégie publicitaire, ces pratiques sont au carrefour d’un art de rue dont les deux pôles sont Paris et New York.

Zevs est l’une des figures tutélaires de ce curieux changement intervenu dans les années 1990 à Paris.
Ses actions sont le fruit d’un mélange et d’une évolution. Baptisé par un train RER qui a failli l’écraser en 1992, pendant qu’il tagait, il a su passer du graff à une pratique tout aussi subversive mais beaucoup plus insidieuse. « Flasheur d’ombres », il a pendant des années cerclé les ombres de la nuit à la bombe. Il devient par la suite un « Pub Killer » et bombe à la peinture rouge dégoulinante, le front des top models s’affichant pour les grandes marques de prêt-à-porter comme H&M.
Son dernier forfait est un trophée exposé à la galerie Patricia Dorfman. Il a scalpé (découpé au scalpel) l’égérie des cafés Lavazza. Ce rapt est l’occasion pour nous d’ouvrir le premier volet de cette série.

Pierre-Évariste Douaire. Après avoir « shooté » Claudia Schieffer et ses copines top models, sur des bâches géantes, avec de la peinture rouge, tu poursuis ton travail de sape de la publicité avec Visual Kidnapping. L’épouvantail de notre époque c’est la publicité ?
Zevs. La publicité règne sur l’univers des images urbaines. Elle a un pouvoir attractif très puissant. Comme en Aï;kido, je détourne sa force à mon profit.

La fille du potier Butades a peint l’ombre de son amant pour le garder, quand tu « flashais les ombres », il y avait cette idée de conserver l’absence. Dans ton kidnapping Lavazza, tu cercles toujours, sans peinture cette fois, mais avec un scalpel, y a-t-il la volonté de provoquer l’absence?
J’ai kidnappé l’objet de la publicité et je propose de le retourner contre une rançon qui ne représente que le prix courant d’une campagne publicitaire ordinaire pour une grande marque. J’espère bien que pour eux l’absence créera le désir. Ainsi ils me paieront la rançon.

L’aspect ludique est très présent dans ton travail, comme la prise de risque, tu es obligé de marier ces deux éléments?
Pour atteindre un objectif il est parfois nécessaire de prendre des risques que le jeu me permet de dédramatiser.

Tu parodies le message de la cassette de Mission impossible, en invitant le spectateur à regarder le kidnapping. Tu protèges ton identité, tu avances masqué, as-tu toujours besoin de te représenter en guérilleros urbain?
La combinaison jaune empruntée aux ouvriers de la voie publique me permet paradoxalement d’être invisible dans la ville. Le bas sur le visage filtre les odeurs de la peinture et des gaz d’échappement. Le chapeau me protége la nuit de la pluie. Ce vêtement a un rôle fonctionnel tout autant que celui des sapeurs-pompiers qui, eux, attaquent le feu. Il est protecteur.

Te sens-tu héritier d’un activisme soixant-huitard, ou te sens-tu plus proche des casseurs de pub, d’ad-buster ?
Ni l’un ni l’autre, je t’avoue que je ne sais pas de qui je suis proche. C’est une question que je ne me suis jamais posée. Pourtant cela serait pratique de te dire: « Moi, j’aime Marcel Dupe Champ! », et bien voilà c’est dit: « Je me sens proche de Dupe Champ ! » (Ndlr: lapsus assumé par Zevs).

No Logo de Naomi Klein a été un livre qui a apporté une caution importante à la lutte contre le matraquage publicitaire. Mais l’origine de cette contestation est américaine, elle combat un dérèglement, nous ne sommes pas submergés par les affiches en France.
Oui c’est vrai, je trouve même qu’il n’y en pas assez et surtout qu’elles se conduisent trop bien. On dirait qu’elles ont accepté un code de bonne conduite.

Je relisais L’Affichage (Puf, 1995) de Marcel Fitoussi, et je notais que « toute personne se déplaçant en agglomération parisienne est exposée à l’affichagge pendant 33 % de son temps de trajet ». Comment est-on arrivé à combattre cette agression visuelle alors même que « l’affichage dans le métro existe depuis la création de celui-ci en 1900 »?
Effectivement les grandes affiches de format 3 x 4 mètres sont nées avec le Métropolitain. A l’époque, les usagers devaient apprécier cette nouveauté. Les marques faisaient plus fréquemment appel à des artistes. Aujourd’hui, les créatifs des agences de pub en manque d’inspiration vont sur les foires d’art et dans les galeries et n’hésitent pas à plagier certain artistes comme l’a fait le couturier Jean-Paul Gaultier avec le travail de Joël Ducoroy.

Je tente avec cette série d’interviews de retracer une histoire des murs de Paris, et si j’ai été fasciné par tes ombres, amusé par tes « shoots », je ne m’explique pas la haine actuelle de la pub. Comment est-on passés des louanges surréalistes sur les enseignes à une haine si tenace ? Breton et Soupault écrivaient Les Champs magnétiques: « Ce sont les affiches qui nous insultent, nous les avons tant aimées ». Est-ce un divorce consommé entre toi et les panneaux publicitaires?
Je n’ai pas de haine particulière pour la publicité, bien au contraire, je l’utilise dans mon travail comme support d’expression. J’interviens sur l’image comme Man Ray dans son œuvre Violon d’Ingres. Il transforme en un clin d’œil un nu féminin en instrument de musique.

Les anti-pubs rallient à leur cause des gens que tout oppose, je pense aux ligues féministes et aux organisations religieuses. Toutes les deux interdisent le corps de la femme dans les pubs, car « la femme n’est pas une marchandise ». Mais les buts recherchés par ces deux censeurs ne sont pas les mêmes. On pouvait lire cet hiver « pub = pute » sur les panneaux du métro. Dans les quartiers ou la pudibonderie règne on retrouve cette insulte sur les affiches de lingeries.
On dit que les extrêmes se retrouvent. Dans le combat anti-pub ils se servent du même effet de levier pour faire passer leurs idées. D’ailleurs la langue aussi rapproche parfois les contraires. Prends le mot « puritain » et oublie seulement deux lettres, une syllabe.
Je ne suis pas contre la publicité dans le métro. Elle peut faire baisser le prix des billets, permettre d’acheter des bus moins polluants, de construire des lignes de tramway. J’aimerais que les casseurs de pub aillent visiter le métro de Pyong Yang en Corée du nord. Là-bas il n’y a aucune concurrence entre les entreprises qui appartiennent toutes à l’Etat. Dans les Etats totalitaires seul la propagande a le droit de cité.

J’ai l’impression qu’on amalgame beaucoup ces temps-ci. Les casseurs de pub mettent des croix noires, toi tu pointes en rouge. On est dans le terrorisme, est-ce que je me trompe?
En fait , il s’agit plutôt d’ art-crime « . Je joue avec les codes du crime. J’ai repris les rubans jaunes et noirs de la police américaine qui servent à délimiter le périmètre d’un crime. J’y ai ajouté le mot « art ». Je pense que mon point rouge s’intègre dans l’image et avec la coulure en détourne le sens.

Sans oublier que la croix noire rappelle celle qu’arbore Chaplin dans Le Dictateur.
Les croix noires cherchent à interdire l’existence même de ces images elles font référence à l’emblème des nazis dans le film de Chaplin mais je ne suis pas sûr que les gens qui les font en ont conscience.

Nous sommes dans un monde des marques que tu combats, comment être « No Logo » alors qu’on apparaît dans un livre comme Street Logos, comment conserver son libre arbitre, comment résister à la tentation du système?
J’aime beaucoup le graphisme et plus particulièrement les logos. Il y en a de très beaux et qui arrivent à produire du sens. Celui de la régie Renault réalisé par Vasarely est assez réussi. Il donne une impression de mouvement. J’ai créé mon propre logo en m’inspirant du triangle jaune visible sur les armoires électrique dans les stations de métro.

Barbara Kruger travaille sur des panneaux publicitaires, elle conteste le système mais loue tout de même un emplacement, à l’inverse d’un Buren qui continue depuis 1966 à pratiquer un affichage sauvage. De qui te sens-tu le plus proche ?
De Daniel Buren, j’aime beaucoup la manière dont son travail investit la ville. Je me souviens de son œuvre Watch the Door Please sur les portes du métro. J’ai découvert tout récemment qu’il avait réalisé une intervention sur la plaque arrière d’un taxi intitulée Œuvre à suivre. C’est super!

Dominique Baqué, nostalgique de l’engagement politique en art, parle de ton travail en terme de « résistance », de « contre-violence ». Es-tu dans une posture de désobéissance civique?
Non, j’espère ne pas être dans une position aussi inconfortable. Par exemple, il y a quelque temps, à l’occasion de la Nuit blanche, la mairie de Paris m’a demandé de repeindre des ombres qui avaient été effacées volontairement par leurs services de nettoyage. C’est vrai que pendant de nombreuse années j’étais dans l’illégalité. Avec les Visual Rapes j’annule le copyright en flashant le visage des idoles. Je détourne ainsi la législation sur les droits d’auteurs que touche Bill Gates. Je ne vois là rien de préjudiciable pour la société civile en général.

Comment concilier un travail en extérieur et un travail en galerie? Tu es un artiste de la marge, toujours sur le fil, tu évolues sur les frontières, comme un passeur… d’ombres évidemment.
A la Biennale de Sarjah, j’ai présenté un film vidéo L’Ombre du feu dans lequel je m’étais mis en scène en train de peindre l’ombre d’un feu rouge portée sur un mur au croisement de la rue Jean-Pierre Timbaud et Richard Lenoir. Ce film « vidéo souvenir » a été réalisé en extérieur-nuit mais je l’ai montré en intérieur-jour dans une des salles du musée. Pour ce qui est des galeries que je connais, ce sont plutôt des collectionneurs que des marchands.

(1) Jean Baudrillard, Kool Killer ou l’Insurrection par les signes, L’Échange symbolique et la Mort, Paris, Gallimard, 1976, p. 118-128.

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