Interview
Par Pierre-Évariste Douaire
Paris-Art.com ouvre ses colonnes à une longue série d’interviews consacrée aux artistes urbains. La succession des portraits permettra de découvrir les visages et les pratiques de ces artistes qui transforment la ville en galerie à ciel ouvert.
Open Your Eyes est un projet qui a commencé en mars 2003. Deux artistes YZ et Missill — deux filles précisons le — sont à l’origine de ce concept. À l’aide d’un grand pochoir, les deux comparses ont peint 30 têtes sur les murs et les armoires électriques de Paris. Le résultat peut se lire dans la rue mais aussi sur une carte de Paris. Les 30 spots, quand ils sont reliés, redessinnent la tête que l’on trouve dans la rue. L’aventure parisienne est aujourd’hui terminée mais YZ (prononcé eyes) poursuit son action désormais à travers le monde. Que se soit avec de la peinture, sur une façade, ou avec un sticker, sur un poteau, l’idée de s’ouvrir sur le monde reste présente dans sa démarche.
Pierre-Évariste Douaire. La tête que tu réalises en pochoir a-t-elle un nom ?
YZ. L’image en elle-même n’a pas de nom, cela permet à chacun de se l’approprier. Par contre le projet, dans sa globalité, s’appelle Open Your Eyes.
Vous êtes deux pour ce projet ?
Avec Missill, on a initié le projet ensemble : il découlait des différents travaux que l’on avait fait toutes les deux auparavant.
Quand cela a-t-il commencé ?
Le visuel a été tiré d’une série de six têtes réalisée il y a quelques années. Je l’utilisais pour des soirées organisées par l’association BMC. Je la mettais en scène avec l’aide d’un “ingé-light”. Je travaillais aussi pas mal, dans le cadre de ces soirées, avec Missill. La taille était déjà celle des pochoirs actuels. On a bossé pendant deux ans ensemble, sur des murs, de la musique et d’autres projets.
Et ensuite vous avez eu envie de faire autre chose.
On a commencé le projet Open Your Eyes après avoir mis en commun des projets que l’on voulait faire. L’idée initiale était de mettre un visuel, un logo, que l’on avait déjà, sur le plan de Paris. On voulait faire un pochoir du logo sur la carte de Paris. En reliant tous les points du visage on retrouvait le pochoir du début. Après je ne sais plus comment tout cela s’est combiné, mais on s’est arrêté sur le visuel d’Open Your Eyes, car il était simple à faire et très efficace.
Quand êtes-vous passez à l’acte ?
Le déclenchement de la réalisation a été le début des bombardements en Irak. À l’époque j’étais sur une “prod” américaine pour de la vidéo, et je me suis retrouvée confrontée à des personnes pro-Bush, pro-guerre, cela a duré quatre mois… J’ai eu alors le besoin de m’exprimer — d’autant plus que ce travail, en lui-même, me confinait. C’était pour nous comme un droit de réponse. On a commencé en mars 2003, lors d’un temps libre, pendant dix jours. Nous sommes parties dans la rue à fond, très motivées. Mais les conditions de travail étaient assez difficiles, à cause de l’omniprésence des flics dans la rue.
Comment a évolué votre projet une fois dans la rue ?
Au début on faisait le pochoir sur les murs, sur différents supports, on a testé différents lieux aussi. Au bout d’un moment on s’est aperçu qu’à chaque intersection il y avait des armoires électriques. À l’intérieur il y a plein de trucs comme EDF, des câbles, etc. La taille et la couleur de ces armoires étaient parfaites pour nous. Elles avaient les mêmes dimensions que notre pochoir et elles avaient l’avantage d’être d’une couleur foncée, élément important pour pouvoir peindre en blanc. La réalisation donnait à l’ensemble l’aspect d’un totem, c’est comme ça en tout cas que beaucoup de gens l’ont prise, on a ensuite continué le projet en se concentrant sur ces armoires électriques. On a juste modifié les points initiaux du plan pour qu’ils tombent précisément sur les intersections où se trouvait notre nouveau support.
Cette utilisation des armoires électriques donnait-il une direction nouvelle au projet ?
Ces armoires étaient intéressantes car elles étaient chargées de sens, elles augmentaient la portée symbolique du projet. Elles sont remplies de fils électriques, elles permettent l’éclairage public des carrefours ainsi que leur signalisation. En y réfléchissant un peu, les armoires électriques apportent la lumière, elles ont un rôle positif. Open Your Eyes est dans cette même optique, dans cette ouverture sur les choses et les gens, notre action ne se voulait pas univoque mais ouverte. Mais ce qui était vraiment intéressant avec les armoires, c’est qu’elles sont toutes reliées les unes aux autres, elles constituent véritablement un réseau. On a pu intégrer cette forme en rhizome dans notre parcours, cela a permis de renforcer l’idée de base. Toutes ces armoires reliées entre-elles permettent à notre logo de s’étendre sur toute la capitale. Comme un canevas à l’échelle de la ville, la tête, en forme de totem, peut s’étendre aussi bien sur le pavé que sur la carte. Paris est ainsi devenue notre toile.
L’idée de réseau était importante pour vous.
C’est pour cette raison que nous avons retenu beaucoup d’endroits près des gares. Cela nous semblait intéressant d’être près de ces lieux qui sont ouverts sur d’autres horizons, sur d’autres cultures, et bien sûr le réseau ferré venait jouer avec cette notion de maille qui nous tenait à cœur.
L’idée d’ouverture est importante pour vous.
Ouvrir les yeux est nécessaire, ce n’est pas simplement un acte politique, comme ce qui a déclenché le projet. D’une manière générale c’est bien d’ouvrir les yeux sur la vie, sur les choses, sur les gens… C’est bien de s’arrêter et de n’être pas toujours dans un “speed” perpétuel. C’est bien de regarder ce qui se passe dans la rue, de faire attention. Plus on prend le temps de regarder, plus on voit de choses, et je parle autant de l’art urbain que de l’architecture. Toutes ces petites choses sont des émerveillements quotidiens. Tous les détails de la ville sont intéressants. Les friches, par exemple, sont des endroits délaissés qui laissent apparaître des strates du passé, et laissent voir une certaine histoire.
La réaction des gens t’intéresse ?
Les retours que l’on a constatés avec Missill étaient partagés, mais on entendait toujours que la tête évoquait un visage africain, un visage qui regardait le monde, une sorte de totem, quelqu’un qui surplombe le monde, quelqu’un d’un peu triste. Je trouve intéressant les réactions de tout à chacun, aussi bien les personnes qui connaissent l’art de rue que les autres. Sur le boulevard Haussmann, les hommes en costume cravate s’arrêtaient et ne voyaient pas ça comme du vandalisme, même si ça en est. Les gens interagissent avec la tête : boulevard Magenta quelqu’un a fait un sourire avec les yeux ouverts, c’est assez intéressant de voir comment les gens se réapproprient cette figure. Le retour des passants est hyper intéressant et me fait avancer.
Le choix des armoires électriques est judicieux pour observer ces réactions. Ce support est discret, il ne dérange ni le piéton, ni le riverain.
Oui, il fait partie de l’espace urbain. J’ai du mal à poser une image sur un mur si elle n’est pas en accord, en cohérence avec le lieu. Pour moi le choix du support est très important, il va déterminer le résultat final. Il met en valeur ton travail autant qu’il le valide. C’est plus qu’une simple surface d’inscription, il te permet de t’exprimer. Il donne des intentions et une portée à ton visuel.
Je vois de grandes différences entre tes pochoirs et tes stickers.
Moi ce qui m’anime c’est l’interaction que je produis sur la ville. Mon but ne se limite pas à simplement poser des stickers mais de voir la réaction des gens. Pour te donner un exemple, mettre des stickers en Thaï;lande et mélanger des symboles urbains avec des traits culturels symboliques de là-bas, je trouve ça intéressant. Après je ne suis pas à poser des stickers partout, mais par contre tu as raison, les deux démarches sont différentes. La portée et l’aboutissement personnels ne sont pas les mêmes.
Les dimensions des têtes sont-elles importantes pour toi ?
Faire un grand pochoir sur une armoire c’est déjà quelque chose, mais faire un mur de 7 mètres s’en est une autre. Ta relation avec le mur est très différente, tu es en prise avec la matière. Dans l’évolution de ton travail, dans la construction du mur, tu vis intensément le moment de la création, de la construction. Tu donnes vie au personnage. Quand je prends mon temps, je la sens vivre, prendre vie sur la matière que je travaille. Il y a des réalisations qui me parlent plus que d’autres.
Alors que la tête est toujours la même !
Lors de la création, tu poses une énergie sur ce que tu fais. Je pense qu’au moment de la réalisation il y a quelque chose qui passe : la matière, la couleur, la lumière sont des électrons, et toi tu donnes de l’énergie à ces éléments, et eux te renvoient quelque chose. Les 6 têtes — dont est tiré le visuel d’Open Your Eyes — que je faisais d’abord dans des soirées, il y en avait, déjà à l’époque, qui me parlaient plus que d’autres, alors que la base est la même. Il y a quelque chose… À chaque fois que j’attaquais une toile j’étais dans une énergie différente, je parle d’énergie pas de spiritualité.
Combien avez-vous fait de pochoirs ?
On en a fait trente sur Paris. On partait avec Missill et on faisait 6 à 7 pochoirs dans la nuit. On faisait attention pour voir s’il n’y avait pas de flics. On a fait cette série ensemble et puis ensuite j’ai continué toute seule.
Est-ce qu’ils restent bien en place ?
Ils sont restés très longtemps, car les armoires électriques sont des supports qui sont très peu utilisés. Les sociétés de nettoyage s’attaquent aux murs et elles n’ont pas dû réagir sur le moment à cette nouvelle intrusion. Du coup certaines réalisations sont restées très longtemps, celui des Champs-Élysées est resté plus de six mois, alors que c’est un lieu qui efface instantanément le moindre graffiti. À Bastille, c’est resté longtemps, celui de La Chapelle y est encore, alors que cela fait un an et demi. La durée de vie des pochoirs est fonction des lieux.
Quel rapport entretiens-tu avec la photographie ? Sur ton site internet ce n’est pas forcément tes photos qui sont présentées par exemple.
Un des points fort du projet Open Your Eyes c’est que chacun peut s’identifier à cette image. Elle est simple, elle est en noir et blanc, elle ressemble à un symbole. Certains y voient Miles Davis… en tout cas il y a plein de ressemblances possibles. Ça, c’est une des idées d’Open Your Eyes, chacun peut interpréter à sa convenance ce visage. Chacun peut prendre des photos et nous l’envoyer sur le site internet par exemple.
La photographie est-elle importante dans le projet ? C’est un complément. Ce que j’aime dans ce projet c’est quand je suis dans la rue et que je peins. Après ce qui est autour permet de donner de la consistance à l’ensemble. Le tout devient alors plus mature. Chaque médium apporte quelque chose de plus. La photographie est intéressante car elle met en situation les têtes dans leur environnement. Elle permet aussi de garder une trace de ce qui a été fait. L’art urbain est éphémère. Ce que tu fais dans la rue n’est pas éternel, cela disparaît tôt ou tard. La photo permet de répertorier toutes les actions qui ont été faîtes.
Le plus important pour toi c’est donc la rue ?
Ce qui m’intéresse c’est le rapport avec la personne qui va voir mon travail dans la rue. J’aime pouvoir m’exprimer dans la rue avec un visuel. J’aime cette liberté qui te permet de choisir sans contraintes un espace et un temps défini. J’aime m’exprimer librement dans et à travers l’espace urbain. J’aime remodeler cet espace.
Tu aimerais que l’on te donne un mur pignon pour t’exprimer ?
Oui pourquoi pas, mais il faudrait rentrer dans une autre logique qui consiste à préparer des dossiers. C’est très bien et c’est une évolution dans ton travail, mais je suis encore assez sensible aux rencontres que l’on peut faire. Je trouve que l’action spontanée donne plus de force à ce que tu fais, il y a plus d’énergie qui se dégage de ces moments. Les moyens ne sont pas les mêmes, tu galères un peu plus, mais il y a plus de force. Tu n’agis pas de la même manière, d’un côté il y a la facilité et de l’autre tu es là à trois heures du matin, à faire quelque chose qui est un peu tangent.
Ta collaboration avec Missill a duré le temps d’Open Your Eyes, c’est à dire 30 pochoirs sur Paris, maintenant tu poursuis dans la même voie ?
Notre collaboration a duré le temps d’Opens Your Eyes mais a concerné d’autres projets aussi. On continue à bosser ensemble ponctuellement. Je continue à faire des pochoirs et des fresques murales. À chaque fois que je me déplace dans un autre pays, j’essaie d’en mettre sur les murs, que ce soit avec ou sans autorisation. Je travaille aussi avec des stickers, ils sont plus faciles à poser.
Ce projet est-il de faire, à travers le monde, ce que tu as fait pour Paris ? Tu as envie d’esquisser une tête géante sur un planisphère ?
Oui, tout à fait. L’idée serait de retranscrire ça sur une carte du monde. C’est déjà fait. J’ai sélectionné plusieurs villes ou j’ai envie d’aller et qui ont du sens. Après pour le mettre en place il faut des financements et voir les opportunités qui peuvent se présenter.
Tu es en compétition dans la rue pour faire exister ton visuel ?
Moi je ne viens pas spécialement du graffiti ou du “Street Art”, je ne connais pas très bien ce milieu, je ne me sens pas en compétition, je ne suis pas à me dire qu’il faut que j’existe par rapport à tout ce qui se fait dans la rue.
Est-ce une démarche pour entrer en galerie ?
Non, car ce travail ne constitue pas mon gagne pain, donc la perspective de la galerie n’est pas dans mon esprit. C’est une passion et une curiosité. J’aime bien tester, faire des expériences différentes. Je travaille depuis peu dans la rue et ça m’intéresse comme j’ai pu l’être quand je bossais dans des concerts avec des problématiques autres, avec les contraintes d’un mur clos, des lumières. Tout mode d’expression présente des intérêts pour moi, je n’ai pas envie de me limiter à la peinture, à la musique ou à la vidéo.
C’est pour cette raison que ton travail de rue se diversifie.
Open Your Eyes est un projet très intéressant, mais il présente l’inconvénient d’être répétitif dans sa technique. Je travaille toujours avec le même pochoir et très peu d’évolutions sont possibles. Je trouve intéressant en plus de mener de front plusieurs projets, de ne pas me limiter. Le projet Push est un travail qui consiste à l’aide d’un visuel à créer, à susciter une action. Le visuel est un interrupteur qu’il faut actionner, c’est un bouton qu’il faut pousser. L’idée est de passer à l’acte, et de faire de ses rêves une réalité. Push est un travail sur affiche, le résultat est plus précis que celui sur pochoir, plus fini. L’affiche me permet de travailler sur des grands formats bicolore. We are Getting Fat, un autre projet, consiste à prendre des personnages un peu gros de taille humaine et à les mettre sur les murs, c’est une façon de parler de notre société de consommation.
Liens
Le site de Missill.
Le site de YZ.