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Yvon Nouzille

Yvon Nouzille est locataire dans un HLM de la Porte de Vincennes depuis dix ans. Dans ce contexte et sous le nom de Galerie APDV, il a initié un projet d’art contemporain à la dimension poétique et politique. Entre le galeriste et le gardien d’immeuble, son activité inédite cherche à construire un nouveau mode de sociabilité par l’art.

Elisa Fedeli. Vous avez été co-directeur de l’ancienne galerie Le Sous-sol à Paris. Aujourd’hui, vous proposez de devenir gardien d’immeuble et d’inviter des artistes à exposer dans les espaces communs des habitations à loyer modéré. Comment concevez-vous les liens entre ces deux activités? Pourquoi le métier de gardien vous attire-t-il?
Yvon Nouzille. Ce métier me permettrait d’entremêler l’art et la vie. Le gardien doit veiller au bâtiment, à la sécurité, au lien social et entretenir les parties communes. Mettre en place une exposition permanente mais en constante évolution, avec des artistes qui portent attention au contexte et dialoguent avec les réalités concrètes de notre communauté de locataires est une façon de remplir en partie ces tâches. Le gardien a un rôle d’intermédiaire passablement complexe entre espace public et espace privé. Tous les locataires de l’immeuble s’adressent à lui d’une manière ou d’une autre. Il doit savoir réguler ce flux qui converge vers lui pour que la vie de l’immeuble soit possible. C’est un médiateur. Le gardien d’immeuble vit et travaille dans son quartier. Il le connaît bien. En m’établissant gardien, j’aurais une  connaissance profonde du terrain dont je pourrais faire bénéficier les artistes invités.
Ce métier évolue, mais dans quel sens? Les pouvoirs politiques semblent s’inquiéter de la revalorisation de ce métier mais les préconisations (indiquées dans le rapport Pelletier 2008 demandé par le Ministère de la Ville) procèdent d’une vision technocratique et matérialiste: devenir gardien demande une formation technique sanctionnée par des diplômes. Attention, on modernise… On est passé du concierge au gardien d’immeuble. En anglais, le métier de gardien d’immeuble se traduit par «caretaker»: «prendre soin», tel est le sens de ma proposition. A-t-on besoin de diplômes pour cela? Et pourquoi ne pas offrir la possibilité d’un beau métier aux non-diplômés? La tendance bureaucratique domine. Elle génère un climat de suspicion, de méfiance, en totale contradiction avec ce qu’exprime la politique de la Ville en matière de lien social, d’ouverture et de mixité.
Introduire des artistes dans ce contexte de logement social, c’est vouloir nourrir notre imaginaire. Ma proposition s’inscrit d’elle-même dans un courant bien plus large de la politique et de l’urbanisme, c’est pourquoi elle peut devenir une réalité. Je partage à cet égard la vision et l’action de Nicolas Michelin, architecte urbaniste, appellant à la désobéissance inventive ou la nécessité de faire autrement. Le catalogue Nouveaux Paris, la ville et ses possibles, écrit sous sa direction, est un formidable document sur les actions à mener pour l’avenir de Paris.

Vous avez transformé en espaces d’exposition les loges de gardien, les halls d’entrée, les couloirs, les cours intérieures et les jardins de plusieurs HLM. Quelle est selon vous la spécificité de ces espaces?
Yvon Nouzille. Ce sont des espaces qualifiés d’«intermédiaires», privés mais communautaires. Ils sont divers et nombreux. Ils constituent un entre-deux à parcourir. Cette zone-frontière relie l’intérieur de nos appartements à l’extérieur de la rue. Elle est un espace de transformation progressive de nos comportements. C’est un seuil dilaté «où s’opère l’alchimie du passage» (Philippe Bonnin, directeur de recherche au CNRS). Ici, Porte de Vincennes, nous sommes dans des bâtiments construits en 1930 sur les anciennes fortifications de la ville. Les Habitats Bon Marché (HBM) sont devenus Habitations à Loyer Modéré (HLM) dans les années 1950. L’architecture est de style Art Déco et se caractérise par des variations décoratives du parement de briques et de beaux espaces intérieurs inspirés des cités-jardins.
Aujourd’hui, pour répondre à la paranoïa sécuritaire, ces espaces sont fragmentés et clôturés pour empêcher la circulation d’un bâtiment à l’autre. Parfois, les belles grilles extérieures s’ornent de fils de fer barbelés ou elles sont rehaussées par des grilles bricolées. Notre groupe de bâtiments est situé entre le boulevard des Maréchaux et le périphérique. C’est donc un quartier espace intermédiaire, qui redouble à l’échelle de la ville une situation de zone-limite. D’un côté, l’arrivée du Tram T3 et de l’autre le périphérique, cette dernière fortification de la ville qui est en voie de dépassement, dans la perspective du Grand Paris et d’un monde de l’après-pétrole. Nous sommes dans une zone inscrite dans le Grand Projet de Rénovation Urbaine de la Ville de Paris.

Quels profils d’artistes vous intéressent en particulier?
Yvon Nouzille. J’ai du mal à vous répondre. Je côtoie beaucoup d’artistes très différents et ce sont les situations qui dirigent mon intérêt vers tel ou tel artiste. Je ne suis absolument pas commissaire d’exposition dans le sens d’auteur car je n’ai aucun propos au préalable. Je m’applique à suivre leurs pensées. Je choisis des situations: je suis dans une situation que je propose aux artistes. Le contexte me révèle ensuite l’œuvre. Elle se déplie alors, de façon imaginable.
J’ai toujours procédé de cette façon, même du temps de la galerie Le Sous-sol. Nous avons tenu douze ans car nous avions beaucoup d’amateurs d’art. Ils vivaient leurs visites à chaque fois comme une expérience. Un travail qui a souvent porté sur la perception, sur l’expérience de la perception, jouant de la défocalisation du regard, du va-et-vient de l’objet à son contexte, du contexte à l’objet. La notion de limite a toujours été centrale. Le passage du cadre au hors cadre est une affaire de peinture, de photographie, de cinéma, d’architecture, d’urbanisme, de politique, d’économie…
Notre situation financière est devenue intenable, l’époque aussi. «En mai, fais ce qu’il te plaît» a été l’annonce officielle de la fermeture de la galerie dans le plan des Galeries Mode d’Emploi en mai 2003. Devenu agent souple — une appellation donnée par François Curlet — je continue maintenant avec ce projet intitulé «Galerie APDV: Cadre de vie Keine Goldene Legende». Il est porté par l’association John Dory Productions avec laquelle j’ai fait notamment les expositions «Fontenay-le-Comte, Parcours contemporain, Refroidissement et réchauffement en Juillet» au musée Zadkine, «Les danseurs immobiles» de Marcel Dinahet à la Ménagerie de Verre ou encore «1000 %» de Ron Haselden au Cent rue de Charenton pour la Nuit Blanche 2007.
Mon nouveau projet doit beaucoup au parcours et à la pensée de Bernard Brunon. Dans la suite du mouvement Supports-Surfaces des années 1970, par refus de la représentation, sa peinture est devenue peinture en bâtiment. Il crée son entreprise That’s Painting Productions au début des années 1990 à Houston au Texas. Le travail est soigné, les délais sont respectés et les prix sont compétitifs. Les conséquences de ce hors champ du marché de l’art sont passionnantes.
L’intitulé de mon projet actuel est composé de deux titres de pièces d’artistes. APDV (contraction de la locution A perte de vue) est une pièce de Régis Pinault, qui peut être accroché au mur ou posé au sol. En devenant l’enseigne de la galerie, elle n’est plus une œuvre-objet mais à objet. Cadre de vie: Keine Goldene Legende (Cadre de vie repris de Jean-Luc Godard et Il n’y a pas de légende dorée en référence à Jacques de Voragine) est une pièce de quatorze tableaux photographiques d’Istvan Balogh dont les personnages représentent des archétypes classiques en situation contemporaine.
L’exposition-parcours permet d’ouvrir quelques passages, de pénétrer dans de nombreux espaces intérieurs insoupçonnables. Actuellement, «Sens de la visite» commence sur le boulevard Soult sous l’enseigne lumineuse Fair-play de Sylvain Barbier: un tableau animé représentant une des formes graphiques de la statistique, le gâteau-camembert, inventée par William Playfair au début du XIXe siècle. Que ferait-on sans la statistique?
Papillons d’Éléonore Cheneau, un test de Rorschach à échelle du parcours, crée un lien entre deux loges éloignées.
On croise entre temps le collège Vincent d’Indy, une réalisation de l’architecte Claude Parent de 1988. Un bon signe, non?
La Maison rouge de Valérie du Chéné redonne force par la couleur à une petite architecture délaissée: autrefois, une cabane du jardin des Beaux-arts de Paris ; ici, un ancien local poubelle.
Dans le hall d’entrée du bâtiment à la brique peinte en blanc construit par André Granet, gendre de Gustave Eiffel, deux œuvres: l’expression «sens de la visite» vandalisée en Sens de la vie par Jakob Gautel et un dessin mural d’Aurélie Godard Un faible degré de dess(e)in réalisé ici et dans le même temps là-bas, dans la galerie blanche du centre d’art du Quartier à Quimper.
Jiro Nakayama fait l’expérience de 30 cm cube de Vide.
Régis Pinault passe à la feuille d’or les racines du cerisier souffrant de la cour: l’or, venue du cosmos et piégée dans le cœur de la terre, évoque les Cités d’or et les Eldorados.
Miquel Mont nous offre un Collage mural créé in situ, véritable manifeste de sa recherche sur les conditions, les contextes et les limites de la peinture.

Quels sont vos projets à venir? Quels autres artistes aimeriez-vous exposer?
Yvon Nouzille. Je dois d’abord obtenir ce poste de gardien et ouvrir la résidence d’artistes dans l’appartement attenant. Cette situation va automatiquement générer des projets pour lesquels, avec l’association John Dory, nous rechercherons les moyens de production.
J’ai déjà un projet qui illustre ce mode de fonctionnement. Simona Denicolaï et Ivo Provoost, deux artistes belges en résidence au CNEAI, sont venus me voir en septembre dernier. Ils ont réagi aussitôt en faisant le tour du groupe HLM. Ils m’ont proposé de participer à leur pièce Revolution is not a pique nique en octobre 2011, en parallèle de leur exposition au FRAC Ile-de-France. Il s’agit d’un protocole mis à disposition du public autour du concept de propriété. Les voisins pourront devenir les copropriétaires de l’intérieur d’une armoire, déposée pour trois ans dans une des cours-jardins.
Évidemment, j’en serai le gardien, un gardien de meuble!

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