Julie Aminthe. Vos toiles proposent toujours un même univers, constitué de grandes formes géométriques aux couleurs froides où tentent de circuler de petites formes organiques roses. Comment est né cet univers si singulier?
Yves-Eric 2boy. Il n’est pas né du jour au lendemain. Il est plutôt le résultat d’une démarche. Au début, je peignais des corps humains vus de l’intérieur et de l’extérieur. Ils pouvaient paraître «trash» mais, en réalité, le processus dans lequel ils s’inscrivaient était symbolique. Mes œuvres étaient logotypées et de couleurs assez agréables, ce qui me permettait de représenter des corps humains de manière dérangeante sans que l’œil s’en offusque. Ces corps, roses pour les chairs et violets pour l’intériorité plus profonde, flottaient déjà sur des fonds froids. Puis, j’ai synthétisé et épuré les corps symboliques que je peignais. Ce sont toujours des êtres vivants, mais j’ai enlevé tous les détails (seins, intestins etc.) afin d’en faire des figures en mouvement. J’aime les choses assez nettes et précises et, à présent, on ne voit plus que de la masse vivante; c’est l’essentiel à mes yeux.
En quoi le processus de déclinaison est-il constitutif de votre travail? Dit autrement, d’où vous vient ce besoin artistique de répéter sans cesse les mêmes motifs?
Yves-Eric 2boy. Mes créations ont à voir l’architecture. Avec des cubes qui se superposent et s’étirent à l’infini. Ce sont les variantes qui m’intéressent car elles permettent de donner vie à des formes grandioses vis-à -vis desquelles nous nous sentons tout petits, comme si nous étions enfermés dans une immense cage à lapins… Des croquis, j’en ai des centaines et des centaines. Mais les mettre à exécution demande du temps. Je travaille toujours à main levée, sans pochoirs. On pourrait croire, de prime abord, que mes créations sont faites à l’ordinateur. En s’approchant de plus près, on remarque néanmoins les petits défauts de la vie. Les bâtiments eux aussi ne sont pas parfaits une fois construits avec du béton. Entre le plan de l’architecte et la réalité de la construction, quelques irrégularités émergent, et ce hiatus est inévitable.
La physicalité de vos créations, que ce soient vos toiles ou vos sculptures en bois, ainsi que leur systématisme linéaire, les rendent étrangement familières. On pense aux jeux vidéo, aux story-boards, aux panneaux publicitaires. Vous puisez dans tout ce que produit le monde moderne pour donner vie à vos œuvres?
Yves-Eric 2boy. Bien sûr. Je suis, par exemple, en train de travailler sur une série de croquis qui se réfèrent à l’architecture Art Déco. Les buildings des années 1980, très cubiques, m’inspirent également. Cependant, bien que mon travail puise dans l’architecture déjà existante, il tend vers l’abstraction. C’est comme si on entrait au cœur des systèmes qui composent les machines, au cœur des réseaux secrètement à l’œuvre.
Quels sont les artistes qui vous influencent?
Yves-Eric 2boy. J’ai un nom en tête: Francis Bacon. C’est mon peintre préféré. J’adore sa façon de traiter l’humain, la matière, avec une apparente simplicité.
Et Sol Lewitt? Ses dessins scientifiques sont-ils une source d’inspiration pour vous?
Yves-Eric 2boy. Oui. Mais c’est Francis Bacon, définitivement, qui me touche le plus.
Votre parcours éclaire peut-être la diversité des emprunts qui nourrissent vos créations. Vous étiez grapheur lorsque vous étiez étudiant en arts plastiques, et depuis 2001, vous êtes directeur artistique d’une agence de publicité.
Yves-Eric 2boy. Mon travail en agence de publicité fait écho à la création de mes toiles. C’est que la publicité se sert elle aussi d’une multitude de références pour prendre forme: elle les distord, les dépouille, joue avec elles; le but étant que les gens ne soient pas démunis face à ce qu’on leur montre.
De plus, je m’efforce toujours de faire de belles publicités. Certaines d’entre elles ont d’ailleurs été primées. Les images que je produis se veulent impressionnantes et inédites, tout en restant accessibles. J’ai, par exemple, collaboré à la création d’un visuel conceptuellement fort pour AIDS; visuel dont on a énormément parlé. Il représente un sexe d’homme avec une langue de serpent. J’aime les images simples, neuves qui marquent les esprits et en disent long.
Ce travail dans la publicité est prenant mais, à l’inverse, il est très enrichissant. Je suis en lien avec de grands réalisateurs, de grands illustrateurs et photographes, et cela me permet d’être toujours en apprentissage. Ce travail nourrit aussi ma démarche artistique puisque je passe ma journée à chercher des idées. La mécanique de création est sans cesse activée… Et les contraintes imposées par mon métier – réfléchir à tel sujet ou à tel autre – m’offrent aussi la possibilité d’explorer des contrées auxquelles je ne me serais pas attaqué à priori.
Quant à mon passé de grapheur, il s’insinue encore dans mes œuvres actuelles. L’exposition au 22, 48m2 – qui est ma quatrième exposition, m’a permis d’en revenir au street art puisqu’une de mes sculptures est posée sur la devanture de la galerie et qu’une bâche, représentant les motifs qui me sont chers, est disposée dans la rue des Envierges. Cela me paraît cohérent dans le sens où mes petits blocs de chair sont en mouvement et se baladent. Ils peuvent donc envahir la rue comme ils envahissent les architectures de mes toiles. Le processus d’invasion va de soi.
A l’avenir, je vais d’ailleurs produire plus d’installations. Je les placerai çà et là dans la ville, et je les photographierai.
Vos toiles jouent sur les contraires, le stable et le mouvant, le solide et le liquide, sans pour autant accentuer ces différences. Tentez-vous plastiquement d’unifier, d’harmoniser ce qui par essence est disharmonique?
Yves-Eric 2boy. J’aime opposer les mondes. Des mondes très visuels qui donnent des vibrations dans la peinture. Mais l’équilibre à trouver entre ces deux mondes est important à mes yeux car ils sont faits l’un pour l’autre. L’architecture a été construite pour l’homme, mal construite parfois – notamment dans les années 60-70. Il n’empêche que l’architecture et les vivants sont obligés de se côtoyer. Je cherche donc à établir une harmonie entre eux; harmonie nécessaire bien que contestable.
Le statut des fameuses gouttes roses posent question. Elles paraissent à la fois bien dérisoires – compte tenu de l’architecture froide qui les domine, et, en même temps, elles ont une agilité, une capacité de transformation, de glissement qui n’appartiennent qu’à elles.
Yves-Eric 2boy. Oui. Les gouttes roses se développent souvent comme si elles étaient «chez elles». Elles se promènent tranquillement et semblent à l’aise. Dans certaines toiles, par contre, elles coulent, elles tombent, ne savent pas bien où elles vont atterrir. Vont-elles s’exploser par terre et finir en morceaux? Vont-elles parvenir à bien se récupérer? Les possibilités restent ouvertes. Quoi qu’il en soit, ces blocs de chair tentent de s’intégrer au monde dans lequel ils évoluent, tout en étant confrontés à des accidents de parcours.
Votre travail représente-t-il artistiquement le temps présent ou le monde de demain?
Yves-Eric 2boy. Mes créations donnent l’impression d’être figées dans le temps. Il s’agit donc pour moi de la représentation du présent. D’autant que les architectures produites ne paraissent pas improbables. Mais il est vrai que certains éléments flottent, comme s’ils étaient en lévitation. Cela donne un côté un peu futuriste. Sont-ils de nouveaux matériaux avant-gardistes? Mon travail marche finalement sur les pas des grandes mégalopoles d’aujourd’hui et de demain…
En observant vos œuvres, on oscille entre un optimisme rafraîchissant et un pessimisme résigné. Ce sont les grandes formes géométriques qui occupent le terrain mais les entités biomorphiques sont toujours là . Elles résistent. Alors qu’adviendra-il? Vont-elles réussir à perdurer ou sont-elles vouées à la dévoration? La réponse reste en suspens.
Yves-Eric 2boy. Tout dépend des humeurs de la journée. Plus sérieusement, j’accentue l’une ou l’autre des deux options selon les toiles que je dessine. Quand je fais des choses plus figuratives, le côté «robotique» prend le dessus. Je pense notamment à la toile de l’usine, où l’aspect mécanique est poussé à son paroxysme. Mais il m’arrive aussi de donner plus d’importance à la présence du vivant, et là l’optimisme prévaut.
Vos sculptures, du moins leur aspect esthétique, se rapprochent du design. Les fameuses gouttes roses pourraient devenir des accessoires de mode indispensables…
Yves-Eric 2boy. Comme je le disais précédemment, sortir les blocs de chair de leur univers initial, les introduire dans la vie même, me paraissait intéressant. Ils deviennent des objets de décoration que l’on peut poser sur un angle droit, renvoyant ainsi aux tableaux et à la géométrie qu’ils construisent. L’aventure des gouttes continue donc à l’extérieur. Elles se frayent un chemin jusqu’à chez nous.
Vos créations sont d’excellentes surfaces de projection. Elles offrent au regardant la possibilité de se raconter ses propres histoires.
Yves-Eric 2boy. C’est ce que je souhaite. Conscient qu’il est difficile de raconter une histoire de manière succincte. Et pourtant, c’est le challenge que je me donne: aller à l’essentiel et laisser le champ des interprétations ouvert. Il m’a fallu une dizaine d’années pour obtenir un rendu de ce type. C’est beaucoup de travail.
Peut-on penser que vos créations évolueront en fonction des changements que connaîtra le monde moderne?
Yves-Eric 2boy. Complètement. J’ai envie à l’avenir d’exagérer le contraste entre l’architecture et les hommes. Quand on voit ce que l’on construit à Dubaï, par exemple… On risque fort, dans les prochaines années, d’assister à la multiplication de ce genre de bâtiments «incroyables». Les rapports de force vont basculer et mon travail s’en ressentira, c’est certain.
En vérité, j’ai l’impression de n’être qu’au début de ma petite histoire artistique. J’ai beaucoup d’idées à mettre en œuvre, beaucoup de déclinaisons à produire à partir du concept de bloc de chair. Il lui reste encore un long chemin à parcourir…
— Voir un panel des affiches publicitaires créées par Yves-Eric 2boy