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Yvan Salomone, Maquis (Le Plateau)

Rencontre avec Yvan Salomone le samedi 5 octobre 2002 Dans le cadre de l’exposition Maquis (19 septembre-24 novembre 2002) publiée dans Maquis, Le Plateau Frac Ile-de-France, La Lettre volée, Bruxelles, 2002.

Eric Corne: Je vous remercie d’être venus pour cette rencontre avec Yvan Salomone. C’est une chose qui est importante pour Le Plateau, que les artistes viennent parler de leur travail et qu’un échange se crée avec le public. Nous nous réjouissons qu’Yvan Salomone ait accepté de participer à l’exposition Maquis, dans laquelle nous avons voulu essayer de réfléchir à ce qu’est le rapport au temps, au territoire et à leur effacement. Il y a dans le travail d’Yvan Salomone toutes ces oscillations, toutes ces perturbations de temps et d’espace.
Yvan Salomone: C’est périlleux et difficile de parler de son travail…. J’avais songé recevoir directement vos questions, imaginant que ce que je montre sur les murs suffit en soi… Je viens d’utiliser une image avec un journaliste tout à l’heure, lui disant avoir quitté le siège de Troie et m’être embarqué, comme Ulysse, pour tenter de rentrer chez moi. Ce travail mené depuis onze ans maintenant, n’est qu’une tentative de retour vers Ithaque. Quand je dis s’éloigner du siège de Troie, c’est tourner le dos à une idée abstraite ou à un certain regard (déformant) que j’avais sur l’art, que j’assiégeais comme un élève obéissant. Cette position m’a écrasé. Il a fallu trouver une façon de quitter Achille pour rentrer chez moi, pour tenter de trouver un nouvel accord. C’est une longue expérience. Ces chroniques – puisque ces peintures sont des chroniques – qui apparaissent depuis onze ans, sont le témoignage, les bornes, les cases, qui scandent cette errance, cette tentative de retour à Ithaque. Je me suis donc détourné de la citadelle, ou d’une certaine perverse obéissance à l’art. J’ai tourné le dos au château pour pouvoir envisager une nouvelle activité sur le paysage comme poncif… Poncif, redoublé de ma situation de breton, habitant un port, cerné par la pratique provinciale et touristique de l’aquarelle. Je longeais le pire… En continuant de respecter ce que j’avais aimé… C’était aborder le pire. Comment traverser ce poncif ? Voir s’il était possible de le réactiver en l’énergisant, en faire une embarcation satisfaisante pour ce retour chez soi, qui semble, encore aujourd’hui, loin d’être terminé… C’est sans doute interminable ?

Eric Corne: On ne sait jamais vraiment ce que c’est que chez soi?
Effectivement. Au départ, j’ai travaillé sur de longs panoramiques au bitume de Judée sur papier imbibé d’huile de lin. C’était un travail ressemblant à un travail d’écriture, développant horizontalement les paysages sur près de quatre mètres de long. De gauche à droite. Ce travail m’a rapidement amené vers d’autres perspectives. Je les ai donc abandonnés au moment même de l’exposition Dehors qui s’est déroulée à la Criée à Rennes … Abandon pour aborder, comme je vous l’ai dit, le pire: des paysages maritimes à la peinture à l’eau.

Maëlle Dault: Est-ce que tu peux parler du travail sur la série?
En abandonnant la recherche de ces longs panoramiques, j’ai constitué un réservoir important de documents autour du fait de n’avoir à utiliser qu’une seule photographie pour chaque nouveau paysage. Cela m’a permis de « m’installer » dans le lieu et le temps journalier… L’ici et le maintenant et de transformer ces longs panoramiques en chroniques successives.

Eric Corne: Quand tu dis rentrer chez toi, est-ce par rapport à ta conception de l’art contemporain? Ou rentrer chez toi, aussi parce que tu fais de nombreux voyages visibles par exemple ici dans cette série d’aquarelles que tu as choisies pour l’exposition Maquis?
Quand je dis rentrer chez moi, c’est bien que le siège de Troie a été terminé… Pour changer cette position que je tenais face à l’art… Pour aborder ce sur quoi je comptais, c’est-à-dire la mise en sur-brillance ou la manifestation de ce qui se cache dans chaque paysage… Peser sur le paysage. Cette chronique quotidienne, qui se développe depuis onze ans, me permet chaque semaine de mettre en surintensité des parties. Condensations et déplacements. Je trouve des grimaces à la surface de la réalité, que je peux deviner ou projeter en elle. Pour approcher le réel. Joindre l’inutile au désagréable… Mais le substantif «réel» est une chose complexe, flottante… Un concept difficile à fixer… Voilà ma façon de rentrer chez moi… C’est ça. Trouver l’art, par d’autres chemins. Aller dans le sens opposé en passant par le poncif, par le «sens commun», par l’aquarelle, par la peinture à l’eau.

Maëlle Dault: Est-ce la chronique qui permet le développement dans la série?
La série est une poussée, il n’y a pas eu de décision préalable. Je me suis jeté dans cette technique — l’aquarelle — que je ne maîtrisais pas du tout, sans me poser aucune question, dans un abandon enfantin. Les temps de réflexion, ou les étendues de «mise en disposition» pour que l’éruption épiphanique ait lieu, ou la surintensité de ce qui doit transparaître à travers le paysage ont développé un temps particulier. Souvent, je plaisante sur les longs temps de séchage, qui me mettent hors du travail et dans une position de réflexion. Ils ont créé un cadre inorganisé, qui a infiltré le temps hebdomadaire. C’est ce temps qui a installé la chronicité où je deviens en propre, un journaliste. Je me commande à moi-même une chronique, non pas écrite, non pas photographique, mais peinte. Le développement manuel à partir du document photographique pourrait s’apparenter à un temps de parole. Ce temps permet d’installer ce qu’on a à dire, ou à faire sentir à l’intérieur de séances successives. Je parle bien de chronique parce que, parfois, certains ont voulu rapprocher ce travail sériel de l’art minimal… On m’a parlé d’Opalka, d’On Kawara. Il ne s’agit pas du tout de ça. On Kawara semble commémorer les jours de sa survivance après la bombe atomique tombée sur Hiroshima et Nagasaki et Opalka, quelque chose de similaire… Il m’arrive, dans certaines aquarelles, de traverser de tels sujets. Je ne les évite pas, mais je sais que je peux être plus léger par ailleurs. J’examine comme un journaliste, dans le sens du journal intime, une actualité diverse. Un hôpital en Afrique, un bateau en Israël, un bus en Italie, une place déserte à New York…

Public: Il n’y a personne?
Il n’y a pas d’individu arrêté… Il n’y a pas d’individu visible. Personne puisque ces zones sont désertées pour des raisons de révolution économique (raisons de valeurs d’assurance – vapeurs d’échange). Zones post-industrielles, zones vastes où l’individu y figure dans une rupture d’échelle qui le fait disparaître. Il n’y a personne parce que les zones portuaires se ferment, se protégent. A l’encontre de ce que certains artistes du XVII e et XVIIIe siècle ont pu dépeindre. C’est-à-dire des zones où toute la population venait chercher la vie, l’activité ou des rencontres. Des dérives y étaient possibles. Les quais sont devenus des lieux de danger, donc des lieux légalement interdits au public. Pour la plupart de ces endroits, notamment à New York, j’ai été obligé de feinter pour y pénétrer, à défaut d’autorisation. C’est assez surprenant dans des villes comme Dunkerque, Le Havre, Marseille, où le port est en contact avec la ville, mais interdit à sa population. Ça ressemble au désert mais aussi à la guerre. C’est pourquoi je cherche à habiter ces lieux, en intention, en intensité, par projections, par l’appareil de prise de vue, par l’appareil psychique, par ces surintensités qui peuvent signaler une humanité, des individus, des histoires.

Eric Corne: Il y a une sorte d’achronie qui se retrouve dans ton travail, un temps étal, sans début ni fin. Elle te permet une sorte d’utopie, de mettre sur le même principe d’équivalence une zone portuaire, un hôpital, ou en même temps de citer, involontairement ou volontairement, Piero della Francesca. Par exemple, dans cette aquarelle qui représente la maison rouge…
Ou ici, plus particulièrement, Warhol, les Drawing by numbers. Il y a des déplacements qui font se rencontrer des choses qui n’ont rien en commun. Je ne m’interdis pas ces collisions car je pense qu’elles sont la vitalité de ces peintures. Je n’ai pas connu les souffrances, la menace tendue. Je n’ai pas eu à subir directement cette peine. Néanmoins, à chaque fois que j’allume la radio, je fais la grimace. Au moment où nous parlons, là, dans cette salle, il a des hommes massacrés par d’autres. Des menaces de bombardements d’un pays par l’autre. La grimace est permanente et ces peintures sont ces convulsions hautes en couleurs… Je les relève un peu à la façon des masques enfantins. Ce qui crée une ambiguï;té, un entredeux… On pourrait aussi s’arrêter à une sorte de faux-semblant, sur une sorte de joie à décrire des paysages sans conséquence. Par exemple, ce paysage bleu qui se froisse de trop d’eau dans sa partie inférieure…

Public: C’est une forme d’ironie?
Non, je ne pense pas que ce soit ironique. Je provoque des grimaces en utilisant la couleur, et parfois c’est douloureux. Il n’y a pas d’ironie. Souvent, je dis que je fais l’idiot avec le paysage. Et c’est vrai qu’il y a le burlesque, le grotesque. Il y a peut-être un renversement proche de celui de Keaton, où le rire se confond avec les pleurs et vice et versa. Ça me confond. Un rideau de larmes… Ces chroniques ont un statut particulier puisqu’elles sortent très occasionnellement de l’atelier. Au With de Witte, Chris Dercon m’avait proposé une exposition: j’ai envoyé une aquarelle chaque semaine pendant huit mois. Elles ont été montrées dans le même cadre et ont été changées chaque semaine. Là, j’ai trouvé l’exposition idéale celle qui convient parfaitement à mon travail. Le fonctionnement journalistique y trouvait sa température idéale, et j’aurais voulu que ce soit sans fin… La chronique sortait de l’atelier, passait par Rotterdam et revenait à Saint-Malo. La suite avait lieu. Le déplacement et la condensation aussi. Je pense que c’est une des meilleures façons de montrer mon travail. Autrement, Je montre un ensemble de chroniques relayé par les éditions en noir et blanc que j’édite à chaque exposition. Sorte de tragique rébus, qui permet de remonter, si l’on peut s’en donner la peine, les cases du jeu de l’oie que je construis petit à petit.

Eric Corne: Pour cet accrochage, tu as choisi vingt-deux chroniques, deux fois onze? C’est aléatoire?
Vous m’avez offert un mur dont les dimensions me permettaient de le faire. Ni plus ni moins. Il y a juste deux rangées. Certaines aquarelles trouvent mieux leur place en bas et d’autres en haut. A part cela, je fais un accrochage libre.

Maëlle Dault: Ça serait donc une chronique sans chronologie?
Il n’y a pas un récit qui se construit, je ne suis pas un romancier, je suis un chroniqueur.

Eric Corne: Il n’y a pas d’actualité?
Il y a une actualité, mais point par point. Chaque semaine est le récipient d’événements. Une mise au point. Je me laisse imbiber par des événements privés et publics qui font de mes aquarelles ce qu’elles sont: des cibles. On peut imaginer les événements qui habillent ou qui déshabillent la réalité au point de la montrer comme ça. Cible et projections. Voile et Dévoilement. Masque et mise à nue…

Eric Corne: Et pour les onze?
Le chiffre onze… Mot de onze lettres pour symboliser et cristalliser cette oralité secrète, retenue, impossible… J’ai choisi d’accompagner chacune de ces aquarelles d’un sous-titre, un point de mémoire (l’ensemble des soustitres défile sur le générique qui est sur le prompteur qui est là, derrière vous). J’avais choisi dix lettres au tout début, puis l’addition d’une onzième lettre m’a donné plus de liberté pour condenser, faire des motsvalises plus attachants. Onze ans après, j’ai plus de quatre cents «comédiens» dont les noms défilent sur ce «générique»… Il ne s’agit pas d’une œuvre, c’est juste un supplément d’information, une mise en doute des apparences… Un principe d’incertitude qui modifierait ou intensifierait ce qui souvent n’est qu’aperçu.

Eric Corne: Quel statut donner au diaporama que tu présentes ce soir dans le cadre de Nuit Blanche?
Ce soir, je projette les pages que j’utilise en vis-à-vis dans les éditions. On passe à une autre échelle. La rupture d’échelle est une des caractéristiques du comique. Ici le noir et le blanc (Nuit blanche), ailleurs la couleur en glissant des gommettes rouges sur le flanc d’un cargo qui se trouvait à Shanghai. Ce bizarre mal de mer qui me fait rire est ma façon de travailler. Tout autant quand je m’abstiens de peindre le feuillage des arbres et que j’en reste à des troncs noirs, qui transforment un amas de sacs paisibles en barricades…

Eric Corne: Il y a aussi cet aspect presque luxueux des choses, «luxe, calme et volupté» on pourrait le dire de l’aquarelle. Et ce transport incertain finalement d’une époque et de notre temps. Est-ce lié au médium?
Non, le choix du médium est un juste retournement. Il peut sembler anecdotique. J’ai choisi de rester à Saint-Malo, j’ai donc abordé le pire le poncif absolu. Peindre des paysages à la peinture à l’eau… L’aquarelle. Je me vois, parfois comme un habitant de Mopti au Mali. Je me vois hésitant entre mon goût pour Carl André et pour les masques africains… Longue histoire. Des poncifs, il y en a partout. Sur toute les places publiques… Le parvis de Beaubourg, la Place du Tertre, les places de marché… Très difficile… Fil du rasoir… C’est vrai que c’est un jeu périlleux, un jeu complexe. Au début, pour les premières aquarelles, je me disais que ça allait plaire à ma concierge mais que ça allait plaire aussi à Bernard Lamarche-Vadel, qui a soutenu activement ce travail. Il m’a beaucoup aidé et on a beaucoup ri. Et ça marche et c’est troublant et ça soulève des tas de poussière. La candeur est parfois lucide. Les regards qui en émanent sont parfois très pertinents… Il ne faut pas perdre l’idée que le regardeur attentif est rare et surtout qu’il n’est pas localisable, il n’est jamais là où on l’attend… Les contre-allées sont rares et surprenantes… Imprévisibles.

Eric Corne: Il y a aussi la question du cadre…
Oh, le cadre… le cadre… la bouche du monstre! J’ai pris la décision d’encadrer de la même façon chacune des chroniques au même titre d’ailleurs qu’une chronique dans un journal avec son habillage éditorial. Je ne me suis pas fait du bien, parce qu’il est d’une simplicité terrifiante… Il m’est arrivé de rencontrer des personnes qui pensaient que j’étais originaire des Alpes! Oui! Ces cadres sont terrifiants. Mais bon! A cela il faut rajouter la plaque de verre. Autre problème encore ….

Public: Je pensais que ça avait un rapport avec l’idée des containers ? Ceux sur les docks?
Oui, c’était l’idée de départ… Sans compter la plaque de verre… La seule chose est que si vraiment ça avait été le cas, je pense que j’aurais dû aller un petit peu plus loin. Aujourd’hui, j’obéis encore à cette décision a priori qui est entre deux eaux. Elle pose des problèmes et m’est souvent renvoyée comme quelque chose d’extrêmement négatif. Je m’y tiens… Parfois je craque, puis me relève, ainsi de suite. Idem pour la plaque de verre. Il y a une expression que j’emploie souvent… Que je projette des rêves dans ces paysages et que le passage par la peinture à l’eau me permet d’en obtenir une interprétation, ce qui revient à la surintensité, au délire, à l’épiphanie. C’est-à-dire rêve et interprétation mêlés. Quand je parle de ça et que l’aquarelle est au sol, non encadrée, ça marche bien. Le regardeur «tombe» dans l’aquarelle. Elle est au sol et d’un seul coup cette technique de la peinture à l’eau, fragile, fluide, transparente fait qu’on peut vraiment passer à travers, comme à travers le récit d’un rêve. Le récit et son interprétation qui y sont inscrits sont très fragiles. Lorsque je glisse l’aquarelle derrière la feuille de verre et que je mets une marge autour, puis la redresse je l’éloigne hélas de cette proximité. Je la relève. Ici, une vraie retenue d’eau. Néanmoins, j’ai mes raisons de continuer. Il y a quand même dans la plaque, quelque peu miroitante la possibilité de s’y apercevoir…

Public: Et vous peignez quoi à Saint-Malo ?
Ici, parmi ces vingt-deux peintures, il doit bien y avoir une vue de Saint-Malo. Oui, là!

Eric Corne: Les bouées, c’est à Saint-Malo ?
Non… Pour reprendre cette image que j’ai utilisée au début et que je trouve satisfaisante… Quand j’ai quitté le siège de Troie, qui se tenait dans la chambre qui me sert d’atelier, je suis descendu sur le port. A la différence d’artistes tel qu’Allan Sekula, dont le travail d’analyse m’intéresse particulièrement, je n’ai pas abordé l’univers du commerce maritime par le flan sociologique, politique, économique. J’ai vite réalisé que je me trouvais à l’intérieur d’un système complexe dont il était souhaitable d’apercevoir les mécanismes. La nationalité d’un navire, celle du commandant, celle de l’armateur, de l’assureur, de l’équipage, de la cargaison, du destinataire. La nature des sociétés qui composent cet ensemble. Avoir conscience de l’existence des systèmes d’assurance qui entourent un navire, comme celui, inouï;, créé pour le seul voyage de L’Erika. Etre inquiété sur la composition de milliers de tonnes d’engrais, entreposé à l’air libre. J’aurais pu être beaucoup plus attentif à toutes ces problématiques… Je reste transversal… Moins organique. Plus silencieux… Souterrain et anachronique. Sur ces zones, je me livre à de nombreux repérages… Je les aperçois comme de spacieuses décharges… Certains jours, ce sont des espaces tranquilles, quand j’ai trouvé l’endroit du grillage sous lequel je peux passer. J’habite dans une ville dont l’activité est touristique. Pour attirer sa clientèle, elle pratique l’immobilisme tandis que les zones d’activités portuaires et industrielles n’ont pas cette contrainte. Ces zones sont envisagées comme déjà détruites ce qui veut dire que tout y est flottant…

Public: Ephémère ?
Ephémère, si vous voulez! Du provisoire. C’est visible. Et ça, pour la pensée, c’est bon. J’ai du mal à penser la ville par exemple. La laideur définitive de certaines rues m’est très pénible. La laideur des quais modernes ne me met pas dans la même position. Ce n’est pas le même problème. Leur surface est balayée par des modifications incessantes. C’est une bizarre poésie sculpturale… Permanente…

Eric Corne: Il y a aussi cette inquiétude du paysage chez vous? (s’adressant à Paola Yacoub et Michel Lasserre)
Michel Lasserre: Oui, ce n’est pas forcément formulé, mais on est en droit de le penser…

Paola Yacoub Pour en revenir au verre des cadres, il y a une qualité mouillée que le verre ajoute?
Yvan Salomone: Parfois, je vois ces plaques comme des hublots. Désert des protections. On vit dans une société où nous apercevons les choses à travers des hublots ou des écrans. Un jour, lors d’une promenade avec un ami, nous avons douloureusement découvert un noyé sur une plage. Une avalanche d’informations à la télévision ou à la radio ne pèse pas lourd à côté de cette vision! On vit séparé et emmêlé. Séparé d’avec le monde et emmêlé avec nous-mêmes. Quand on approche ça, c’est ahurissant. Et pourtant ça n’était qu’un accident, pas un meurtre, pas un massacre, pas la guerre, juste un accident. Quelqu’un est tombé à l’eau et a été rendu par la mer. C’est ahurissant. C’est pour ça que la protection de cette plaque de verre est cette sorte de « sas » ambigu… Parce que j’ai tendance à imaginer qu’un poste de télévision, c’est un hublot et que le contact n’a pas lieu. Il est remis à jamais ou plus tard.

Michel Lasserre: En effet, ça n’a rien à voir.
Enfin, Beyrouth quand même a été…

Michel Lasserre: Ce n’est pas le lieu du conflit qui nous intéresse, c’est l’approche du lieu.
Paola Yacoub: Nous nous retrouvons sur la tranquillité.

Michel Lasserre: Pensez au cadre, il y a un côté emballage du cadre, une espèce de nomadisme aussi. C’est l’arche qui est comme ça, une boîte à bois.
Yvan Salomone: Sur un port quand les dockers parlent d’un conteneur, ils appellent ça un «cadre».

Michel Lasserre: C’est très beau, cette façon d’être nomade.
C’est aussi la question du «transport».

Post Scriptum de Paola Yacoub et Michel Lasserre: Tu peins une toile chaque semaine. Nous préférons dire « chaque semaine », et non «par» semaine. La semaine semble ainsi se référer à quelque chose d’unique. Quoi qu’il en soit, cette peinture renverrait à une règle, un réglage calendaire. Il s’agirait de peindre une aquarelle cette semaine, puis celle qui suit, et «ainsi de suite»… Nous pouvons penser que c’est une ouverture que tu peins, le passage d’une peinture à l’autre, et une attente de celle qui est à venir. Au Witte de With de Rotterdam, tu avais installé un seul cadre. Chaque semaine, l’aquarelle qu’il contenait était remplacée par celle qui venait d’être produite. Cette attente est celle du cadre. Celui-ci est radicalement dissocié de la peinture. Le cadre a déjà reçu plusieurs aquarelles, et recevra celle qui vient, et «ainsi de suite». Comme si tu te rappelais un coffre d’acacia qui reçu les tables de la Loi mais par deux fois. Comme si ce travail entretenait de discrètes relations avec la description de l’Arche d’Alliance, ce coffre que D. demanda à Moï;se de construire pour recevoir les tables, deux plaques en pierre gravées, cassées, puis remplacées. Le cadre ostensiblement désolidarisé de son contenu ne ferait-il pas ainsi implicitement référence au remplacement des tables, dont il était ainsi spécifié qu’elles ne devaient pas être adorées? Mais quel est alors le statut de la peinture? Tes cadres massifs remplissent quasiment le rôle d’emballage. Ils annoncent par leur simplicité les boîtes destinées à transposer le tableau. L’Arche était transportée par les Lévites chaque fois que les Israéliens se mettaient en route. D’où l’évocation, nous semble-t-il, des thèmes des ports et des espaces transitoires. Comme l’aquarelle dans sa transparence, ils n’auraient de sens que dans leur transitivité, leurs trajets spirituels. Comme si dans ta peinture, une relation précise reliait la Loi, l’espace et le visible dans une référence discrète à celle qu’a inaugurée l’Arche d’Alliance. Une relation qui se joue dans tous ces itinéraires oubliés et enchevêtrés, ces itinéraires que tu sembles vouloir démêler inlassablement, à travers la production d’une aquarelle chaque semaine, en recommençant la suivante, et ainsi de suite.

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