Yusuf Sevinçli
Yusuf Sevinçli
Quand le voyageur débarque à Istanbul «la Magnifique», il découvre au premier regard ces mille minarets, essaim rythmant son immense territoire autant que les bateaux rythment ses mers. Emerveillé, il s’immerge dans le fourmillement de ce peuple et le bruissement de ses mille épopées. Plus rarement, il peut vouloir partir à la recherche de sa scène artistique.
Celle-ci est encore éloignée de la tension qu’impose le marché mais pas nécessairement des préoccupations de l’art contemporain, au contraire. Incontestablement, cette ville millénaire est en passe de se forger une place dominante tant elle héberge de nombreux artistes de la zone orientale en son sein. Sa biennale lui vaut déjà l’attention internationale et, à la présence de fondations puissantes et de centres d’art pointus, s’ajoute l’apparition accélérée de galeries pour offrir un programme dynamique.
L’amateur peut aisément se confronter à des travaux dont les préoccupations conceptuelles et politiques rejoignent celles de leurs voisins, tels les artistes activistes libanais, tant ils illustrent les grands débats démocratiques qui secouent la zone. A l’opposé, il est encore fréquent de tomber sur d’improbables kitscheries mais elles n’offensent personne et répondent, sans doute, au besoin décoratif ancré dans la culture orientale, dont Istanbul réunit tous les motifs et toutes les couleurs. Plus exceptionnellement, on peut découvrir des expressions livrant au regard quelques secrets, parcelles d’intime au parfum d’inconnu qui mêlent, une fois encore, les effluves de l’orient et de l’occident à la manière d’Un thé au Sahara de Paul Bowles.
Il ne s’agit plus, pour autant, d’exotisme orientaliste mais de croisements libérant des écritures contemporaines de leurs attaches premières pour venir s’amarrer à de nouvelles rives culturelles. Et ce cabotage marche désormais dans les deux sens. Si, depuis toujours, Istanbul attire l’Européen et le nourrit de sa culture, elle fournit aujourd’hui de plus en plus d’artistes, turques et affiliés, reconnus internationalement. Elle est devenue le point d’ancrage d’une scène émergente enrichie par des créateurs de toutes origines, parfois plus libres là que dans leur pays.
Yusuf Sevinçli est turc et stambouliote. Il y est arrivé jeune pour étudier et y vit déjà depuis une dizaine d’années, entouré par une communauté d’artistes, photographes pour la plupart, avec qui il partage cette passion pour l’image. Chacun d’entre eux reflète à sa manière l’effervescence créative de cette jeune scène. Leurs préoccupations et leurs styles sont très divers mais ils mettent en commun leurs expériences, leurs voyages et s’enrichissent de leurs échanges, qu’ils soient intellectuels ou fraternels.
La frappante singularité de l’image de Yusuf Sevinçli est qu’elle est pour ainsi dire «rescapée», tant il glane ses clichés au hasard de la vie et profite de ses offrandes les plus inattendues. D’un noir et blanc très contrasté, au grain épais et à la surface souvent griffée, ces images fugaces de la vie quotidienne s’imprègnent ainsi d’une atmosphère hors du temps. Incidemment, ces photographies ne semblent plus rendre compte de l’instant présent mais d’un monde rêvé et d’une époque incertaine, égarée dans l’échelle du temps. Manifestement, son désir n’est pas de donner à voir la réalité telle qu’elle est, mais plutôt une vison subjective et ressentie du monde.
Dans sa pratique, ce jeune auteur a été influencé, ou plus justement s’est trouvé «libéré», quand il a rencontré une tendance photographique qui s’inscrit dans le champ de l’image contemporaine d’une manière différente de celle du reportage ou du documentaire social.
Ardemment, même si elle ne porte pas vraiment de nom ni ne peut se définir comme une école, cette mouvance a porté de nombreux artistes en France comme à l’étranger. Les noms qui s’y rattachent, Strömholm, Petersen, d’Agata, entre autres, font immédiatement jaillir de notre mémoire visuelle des images fortes, crues voire agressives (au moins par leur sujet), aux cadrages surprenants, baignées dans une pénombre dense. D’autres noms moins connus résonnent, notamment celui d’Ali Tipiak.
Figure centrale de ce courant en Turquie, il porte dans son travail la noirceur éventuelle de cette ville, évoquant une sexualité exacerbée et une violence qui sourde parfois dans Istanbul. Il a quelques émules, auxquels il a enseigné, épaulé en cela par ses amis Andreas Petersen et Antoine d’Agata, qui ont fait plusieurs séjours à Istanbul pour y mener des workshops.
Comme la photographie turque est encore jeune, elle n’a pas de certitude dans ses ancrages et a besoin de s’ouvrir à de nouvelles perspectives grâce à des apports extérieurs. C’est aussi à cause de cela que cette photographie est passionnante tant elle est libre, enthousiaste et spontanée.
Christine Ollier, juillet 2013