Philip Vormwald, Martin Hyde
You Can Never Go Home
Philip Vormwald réalise de grands dessins gris, principalement à la poudre de graphite sur papier, mêlant des motifs empruntés autant à l’histoire de l’art et de l’architecture qu’à l’univers des songes.
D’innombrables sources viennent enrichir et complexifier les strates de ces dessins, notamment un vaste vocabulaire mécaniste qui rapproche l’univers de l’artiste de celui des dadaïstes, ou encore de l’art cinétique des années 1960: ainsi des figures générées par les jeux vidéo et l’informatique, voire les plans de montage de toutes sortes d’appareils, produisent des paysages, mentaux énigmatiques, obscurs et brouillés…
Mais les dessins de Vormwald impliquent aussi son propre corps, à travers des traces qui suggèrent, dans les espaces imaginaires que son esprit construit, le passage d’un être, le dessinateur lui-même, sans doute. La science-fiction fait également des incursions suggestives dans ces oeuvres sans âge, combinant un esprit baroque et un instinct de «minimalité». Philip Vormwald propose «une cartographie de visions tendues et répétées, pleines de spéculations mais directes».
Martin Hyde produit des sculptures-machines acides, en bricolant, à la manière d’un savant fou, toutes sortes de matériaux (bois, métal, plâtre, colle, néons…), de techniques (thermoformage, estampage, porcelaine, moulage…), d’objets (pompes, bi-composants, cordes, moteurs…). Tous ces éléments «pris dans les mouvements d’une machine infernale» (M. H.) sont convoqués pour créer des univers délirants, où la fragilité poétique émane de l’ironie et de l’absurde des agencements. Pour l’artiste, construire revient à se construire, envers et contre tout.
Son travail réanime un esprit tout autant «potache» que «potlatch», dans une furia pleine d’innocence, de jeux et d’onirisme. Il est inutile ici de faire appel à des références précises: c’est que la notion d’oeuvre peine à limiter une énergie qui se dépense sans souci de «bien faire». En réalité, si cet artiste devait être rattaché à un mode de pensée artistique, ce devrait être à Fluxus, mais un Fluxus non-embourgeoisé, non intellectualisé, et infralangagier !
«You Can Never Go Home» est le titre choisi par Philip Vormwald et Martin Hyde pour évoquer le périple d’Ulysse. Entre constat et prédiction, cette phrase (empruntée à l’écrivain américain Thomas Wolfe*, dont l’expression a été très souvent reprise dans la culture américaine, mais pas dans les arts visuels) peut se comprendre comme une version contemporaine de l’antique «Nul ne se baigne deux fois dans le même fleuve» d’Héraclite. Dans cette version américaine, qui fait écho au retour du héros homérique, c’est le sujet qui bouge, et non le monde. Quelle est la raison de cet empêchement définitif ? Faut-il penser que la maison elle-même, tout en restant au même endroit, change tout autant que celui qui l’a quittée pour voyager ? Ou bien: «Le navire a-t-il été abandonné par son capitaine?»
Philip Vormwald propose des dessins géants imprégnés de motifs et ornements autant géométriques qu’hypnagogiques, qui entrent en résonnance avec une imposante fresque murale. La dimension architecturale ne peut pas échapper au spectateur, et elle le renverra sans doute aux palais antiques, mais aussi à certaines formes décrivant l’espace d’un monde déviant. L’évocation de figures homériques, comme Poséidon ou Pénélope, se fait au moyen de figures labyrinthiques, d’espaces imbriqués les uns dans les autres, évoquant également la composition complexe du récit d’Homère comme la construction absconse de James Joyce, ou les méandres de la mémoire dans la confusion totale des temps. Bloqué à l’intérieur d’une errance indéfinie, d’un long sommeil, d’un éclair de compréhension onirique, Vormwald pourrait murmurer après Joyce: «Par la conception et la technique, j’ai essayé de peindre la terre pré-humaine et peut-être post-humaine.»
Martin Hyde présente une dizaine de sculptures sous forme de «scènes» évoquant les dieux primitifs tels que sortis d’une plongée dans la Théogonie d’Hésiode. Comme un jeu de plateaux et de constructions, ces sculptures représentent des «mondes» manufacturés à la chaîne, en autant de décors (une île, un lit, une flaque, une montagne, une coupe géologique…) sur lesquels apparaissent diverses figurines en porcelaine animées par des mécanismes qui interprètent la création de l’univers mythologique. Dans cette série de modules-mondes, faisant références aux dieux primordiaux de la Grèce antique, l’artiste imagine «des lieux créés par l’homme, pour l’homme, dépourvu de l’homme: les paysages et les humeurs, la monstruosité, l’apparence et les préjugés, la solitude, l’amour et l’amitié, la conscience, l’inconscience, la solitude, une odyssée» (Martin Hyde). L’humour des bricolages, la dérision des assemblages, libèrent la seule charge qui vaille: la charge poétique d’un Chaos originel dont le monde actuel sait tout mais ne sent rien, et à partir duquel cherchent à se composer des formes dérisoires. Le Temps ne peut regagner sa «source», mais mime des balbutiements de Forces originelles en phase terminale !
Philip Vormwald et Martin Hyde explorent ensemble, mais chacun avec leurs matériaux propres, les cendres du Temps. Toute imprégnée de noir, comme la Ker noire qui emporte les compagnons d’Ulysse, ou le chien Argos après qu’il eut reconnu son maître, l’exposition sera une plongée sans garde-fous dans l’incertitude du héros à peine sorti de la mer furieuse: «Mais que va-t-il m’advenir encore?» (Chant 5)
Emmanuel Latreille