Pierre Douaire. Je veux vous interviewer en tant qu’artiste.
Yann Arthus Bertrand. Tu sais, je ne me suis jamais vraiment considéré comme un artiste. Si je suis devenu photographe c’est uniquement pour témoigner. Je ne nie pas la part artistique de mon travail, mais j’assume complètement mon côté montreur d’images.
Pourtant, la beauté tient une place importante dans votre carrière.
Yann Arthus Bertrand. Dans Libération, on s’est foutu de moi en me traitant de «grand nunuche» parce que je parlais de beauté. Les critiques d’art n’aiment pas ce terme. Il est tant galvaudé qu’il en est devenu ringard. Il amène de l’émotion, de l’amour. Je suis un photographe qui montre les choses. Je suis un activiste, si tu veux. Quelque part dans mon travail, j’essaie toujours de faire beau.
C’est un reproche que l’on vous adresse souvent.
Yann Arthus Bertrand. On m’a reproché pour La Terre vue du ciel de faire trop beau. Mais si la Terre est une œuvre d’art, ce n’est pas ma faute. Autant reprocher au visiteur d’un musée de photographier des super tableaux! Je suis complètement conscient, et de plus en plus, que les artistes tentent de copier désespérément la Nature. Il n’y a rien de plus beau qu’un grand chêne dans un champ. J’adore le Land Art, je suis un fou de Richard Long, de Nils Udo et de Goldsworthy, mais la Nature va plus loin. Quand tu arrives sur un glacier dans le sud du Chili, avec ses glaces bleues, tu es dépassé. Il n’y a pas beaucoup d’œuvres artistiques qui me saisissent à ce point-là . Il y a peut-être le travail de Christo. C’est bluffant. C’est peut-être l’énormité qui me plait. La place que ça prend dans la Nature…
Ça vous gêne de ne pas être étiqueté «art contemporain»?
Yann Arthus Bertrand. Je n’ai aucun complexe avec ça. Je ne suis pas quelqu’un qui est associé au marché de l’art. Mes photos ne valent pas très chères. J’en vends des signées pour cinquante euros. Je le fais pour faire plaisir à ceux qui aime mon travail. On doit perdre de l’argent en les vendant, mais ce n’est pas grave. Ce qui m’importe, c’est le message, plus que la photographie.
Vous êtes plus journaliste qu’artiste.
Yann Arthus Bertrand. J’aime la part journalistique que recèle mon travail. Ce n’est pas en appuyant sur un bouton que l’on devient artiste. Je suis plus impressionné par un dessinateur que par un photographe, pour tout te dire, même si je reste fasciné par Irving Penn, Leibovitz, Salgado, Avedon et beaucoup d’autres. Mais tu seras d’accord avec moi pour dire qu’il n’en existe par des milliers comme eux!
Actuellement il y a quelqu’un que vous aimez?
Yann Arthus Bertrand. Le mec qui me fascine actuellement, c’est JR. Il a vingt-huit ans, une maturité et une vision de son travail. Il est activiste mais contrairement à moi, il est vraiment artiste. Je crois que ce sont ces personnes-là qui m’intéressent. Sa photo aérienne du train qui passe dans le bidonville de Nairobi, quelle idée! J’aurais aimé faire la photo. C’est génial! Je l’ai croisé quand il a reçu le prix Ted à Los Angeles. Je ne le connaissais pas. J’ai adoré le personnage.
Quand êtes-vous devenu photographe?
Yann Arthus Bertrand. Je le dis souvent par boutade, mais je le pense vraiment, ce sont les lions qui ont été mes professeurs de photographie. Je suis devenu photographe en préparant ma thèse. Je voulais devenir scientifique. Je suis parti avec ma femme pour rédiger un texte sur le comportement des lions en région Masaï. Je pratiquais déjà pas mal la photographie, mais j’ai compris à ce moment que je n’étais pas très doué pour l’écriture. Ma femme écrivait beaucoup mieux que moi. J’étais plus à l’aise avec un appareil. Notre directeur de recherche a accepté qu’une partie de la thèse soit rendue sous forme de clichés. Je suis vraiment devenu photographe à ce moment-là .
Pourquoi vous êtes-vous dirigé vers la photographie aérienne?
Yann Arthus Bertrand. Je suis devenu photographe pour expliquer la vie des lions, pour vivre sur place et payer une thèse scientifique. A l’époque, je gagnais ma vie comme pilote de montgolfière. C’est tout naturellement que j’ai basculé dans la photographie aérienne. Je me suis aperçu que survoler quotidiennement le territoire de mes lions m’apprenait énormément de choses. A côté de ça, j’ai toujours adoré voler.
La photographie aérienne amène-t-elle un autre point de vue?
Yann Arthus Bertrand. Pour moi qui tente d’expliquer les choses, l’aérien change tout. La photographie aérienne explique tellement mieux. C’est une nouvelle façon d’appréhender le territoire. Ce point de vue permet de comprendre si les gens sont riches ou pauvres, ce qu’ils mangent, comment ils se déplacent, où ils habitent. Grâce à cette hauteur, tu comprends la vie des gens.
Aviez-vous des modèles en photographie?
Yann Arthus Bertrand. Ecoute, il y a un photographe qui m’a toujours inspiré, c’est Georg Gerster. Il est Suisse. Il a été le premier, je pense. Inspiré? Non, je ne pense pas avoir été inspiré par un seul photographe. Mais lui, il a découvert le graphisme en aérien avant moi. Il faisait beaucoup de photographies archéologiques. C’était en 1970. Il a publié un livre intitulé Le pain et le sel. Avant lui, la photographie aérienne n’existait pas.
La photo satellite des années 1980 a aussi changé notre regard sur la planète.
Yann Arthus Bertrand. L’apparition de la photographie satellite a changé la donne aussi. Elle a complètement fait exploser la vision de la terre. On prépare un bouquin avec Spot Images, les photos sont magnifiques.
C’était difficile de financer une photographie aérienne par la presse?
Yann Arthus Bertrand. Comme tous les photographes du monde, j’ai ramé. Ramé? Disons que j’ai eu la chance que ça marche. Mais à chaque fois que je couvrais le Paris-Dakar, je faisais en sorte d’imposer une photographie aérienne. Je devais me battre et bien argumenter pour la faire passer dans les frais. Ça me paraissait indispensable de bien montrer l’endroit que je photographiais. Plus que les bagnoles, c’était les territoires traversés qui m’importaient.
Avec Nadar, vous partagez un goût pour la photographie et la passion de voler.
Yann Arthus Bertrand. Il en a fait beaucoup de l’aérien?
Il avait même une compagnie de ballons.
Yann Arthus Bertrand. Je ne savais pas.
Vous êtes un activiste, mais c’est grâce à lui que Gambetta échappe aux Prussiens en 1870. Il lui fournit un ballon pour sa fuite.
Yann Arthus Bertrand. Je ne savais pas tout ça.
Vous n’avez pas l’étiquette «art contemporain» mais votre travail est «cartographique», un terme très en vogue.
Yann Arthus Bertrand. Je n’ai pas conscience, de but en blanc, de cartographier la planète. En revanche, j’ai peut-être conscience que notre travail marquera l’histoire de la photographie. On a été les premiers à exposer dehors. J’ai bien compris que, pour exister comme photographe, il fallait créer une œuvre. Tu ne peux pas papillonner tout le temps d’un sujet à l’autre. Quand j’ai fait La Terre vue du ciel, j’aimais voler, j’adorais le principe mais surtout j’avais un état du monde à dresser, un but qui était d’expliquer la terre.
Pour rester sur le thème de la cartographie, vous êtes le premier à quadriller la planète, avant Google Earth.
Yann Arthus Bertrand. Je le fais moins maintenant, mais au début j’étais complètement dans la photographie témoin. Quand j’ai débuté l’hélicoptère, je photographiais à longueur de journée des coins paumés, je ne m’arrêtais pas. Les clichés n’étaient pas forcément beaux, mais je me disais qu’un jour ils pourraient servir, intéresser des chercheurs, des architectes. J’étais conscient de constituer des archives. Ma pratique se place dans le sillage du témoignage. J’aime cette photographie témoin que tu peux ressortir du fond d’une armoire. J’adore aujourd’hui retrouver les photographies anciennes, comme celle d’Atget, sans me comparer à lui. J’aime son côté systématique. La photo, c’est ça, c’est un truc au 1/500e de seconde qui arrête la vie et qui continue après.
La Terre vue du ciel est une aventure qui commence en 1992.
Yann Arthus Bertrand. Le projet est né il y a vingt ans à Rio, en 1992. Je me suis dit, c’est ici qu’il faut dresser un état de la planète. Le Monde titrait sur cette conférence, et en même temps on parlait très peu de ce sujet dans les médias. Les journaux évoquaient plus la déforestation que le réchauffement climatique. C’est fou comment en vingt ans le discours écologique a changé. On parlait des animaux, maintenant on parle des gens, on ne parlait pas de surpopulation ni de la fin du pétrole. C’était une autre vision, celle de l’écologie utopiste qui voulait mettre les forêts sous cloche. Pendant huit ans, avec la Terre vue du ciel, j’ai mieux compris le monde.
Le succès de ce livre est hallucinant.
Yann Arthus Bertrand. L’histoire de ce bouquin est extraordinaire. Mon éditeur et ami, Hervé de la Martinière, m’a fait un cadeau en me laissant libre de choisir le format et le prix du livre. Nous l’avons édité à 35 000 exemplaires. A l’époque, c’était énorme. Quand Hervé a présenté le chiffre à son équipe, tout le monde s’est marré. Ils disaient tous que je rêvais! Paris vue du ciel s’était vendu à 10 000 exemplaires. J’ai rassuré Hervé en lui disant que ce n’était pas grave et que cela allait marcher. Je voulais être accessible et pas cher, afin de toucher le grand public.
Le succès a été immédiat.
Yann Arthus Bertrand. Les libraires l’ont plébiscité immédiatement. Ils l’ont tout de suite mis en avant. J’ai fait l’émission de Pivot à la télévision et quinze jours après les 35 000 exemplaires du livre photo étaient épuisés. Ce livre a été en rupture de stock pendant un an et demi. Nous n’arrivions pas à subvenir à la demande et cela dans le monde entier. Pourquoi ça s’est passé comme ça, je ne sais pas trop bien. Le livre a plu aux gens. Je pense que son prix a été très important. J’ai dédicacé ce livre à des gens qui me disaient que c’était la première fois qu’ils en achetaient un. Aujourd’hui, nous en sommes à trois millions cinq cent mille exemplaires vendus. En France, c’est l’un des livres photo qui se vend le plus encore actuellement.
Tout a changé à ce moment-là .
Yann Arthus Bertrand. C’est comme si j’avais gagné au Loto! J’avais hypothéqué ma maison et tout d’un coup je n’avais plus aucun problème d’argent. Je pouvais avoir l’hélicoptère que je voulais. Avant, je l’empruntais et là je pouvais le posséder. Tu deviens un photographe riche. Tu es invité partout. C’est génial! Cela a été un basculement vraiment inouï dans ma vie. A partir de là , grâce au succès du livre et des expositions dans la rue, je change de statut, je passe de la sphère artistique à celle de l’activisme. Cette activité me permet de parler de dans les médias.
Vous vouliez exposer votre travail au plus grand nombre.
Yann Arthus Bertrand. En 1999 lorsque La Terre vue du ciel est sortie, je voulais absolument exposer. Mes photos n’intéressaient personne et c’est encore le cas aujourd’hui. Les musées scientifiques ne les jugent pas assez scientifiques. Je n’intéresse pas les musées car je ne suis pas un photographe noir et blanc, et Jean-Luc Monterosso [directeur de la Maison Européenne de la photographie] me dit qu’il adore mes photos mais qu’elles ne peuvent pas entrer à la MEP. J’en prends bonne note, mais je ne comprends pas ce que cela veut dire…
Votre première exposition «Outdoor» s’est faite sur les grilles du Sénat en 2000.
Yann Arthus Bertrand. Contre toute attente, c’est au musée du Luxembourg que l’exposition s’est montée. J’y ai rencontré des sénateurs super sympas. L’entrée gratuite a été possible grâce à l’aide de partenaires. Il y avait un monde fou et une queue qui n’en finissait pas. Après la fin de cette expo, j’ai eu l’idée de la prolonger sur les grilles du Jardin. Alain Delcants, le directeur de la communication, pensait que les panneaux seraient vandalisés ou volés. Comme nous n’avions rien à perdre, nous avons tenté le coup avec ma femme et mon équipe un dimanche matin. Nous bricolions, nous avons tout fait nous-mêmes et en l’espace d’une heure, il s’est produit un attroupement. Le succès a été immédiat. Certaines journées, il y avait 50 000 personnes qui passaient. Il m’arrivait de m’installer sur une chaise et de signer des dédicaces. J’étais trop content. J’étais accro à ce truc. Je partais en vacances et je revenais exprès pour voir ce qui se passait et re-signer des livres.
Cela permet de rencontrer son public.
Yann Arthus Bertrand. Je parlais avec des gens, j’échangeais avec eux. D’habitude, tu ne connais pas tes lecteurs et tout d’un coup tu peux dialoguer avec eux, c’est ça qui était génial! Etre écolo, c’est aimer la vie. Quelque part, aimer la vie, c’est aimer les gens. Il faut quand même avouer que j’avais la tête comme un melon, comme une citrouille même. J’étais trop heureux. J’étais content d’avoir raison contre tout le monde. Avoir mes photos éclairées le soir au milieu de cette foule était bon pour mon ego. Nous avions inventé quelque chose. Toutes les villes du monde me demandaient de faire la même chose chez elles. Nous en sommes à 155 expos dans le monde. La dernière a été un tel succès à Dhaka, au Bangladesh, que les autorités veulent l’arrêter pour des raisons de sécurité.
Vous êtes dans la lignée des Christo, Ernest Pignon-Ernest, JR.
Yann Arthus Bertrand. Si tu veux, mais je pense que JR a une vision artistique. Ce qui m’importe quand je fais une expo, c’est qu’il y ait des guides pour expliquer aux gens ce qui se passe en ce moment. C’est ça qui m’intéresse. Il faut pouvoir donner un petit bouquin aux enfants. JR est dans un autre trip. Même s’il dénonce lui aussi et même s’il possède cette même générosité.
Dans l’édition et les expositions «Outdoor», vous avez créé des plateformes de production.
Yann Arthus Bertrand. Ce que je dis en photo, c’est qu’à part être un génie, il faut être un peu entrepreneur. Quand tu es comme moi, un photographe lambda, il faut inventer son truc, inventer quelque chose avec sa photo, mais surtout explorer son propre univers à fond. C’est ce que fait JR. Il faut être créatif non seulement en faisant la photo mais aussi dans la manière de la montrer. Je suis un entrepreneur. Un photographe, c’est quelqu’un qui cherche. Quand on lui dit non, il va ailleurs. Il se débrouille et arrive à faire ce qu’il veut. Le «non» n’est jamais définitif. Il faut être déterminé et sûr de ce que l’on fait.
Comment expliquer le succès de La Terre vue du ciel, alors que la photographie de presse périclite.
Yann Arthus Bertrand. Il y a tellement de copains photographes qui galèrent. Je me souviens, quand je suis revenu du Kenya avec mes photos de lions sous le bras et que j’ai tenté de les vendre à Paris Match, on était très peu à travailler en indépendant. Nous étions une quinzaine. Nous nous connaissions tous. Les grosses agences étaient là aussi, comme Sigma, Sipa, Gama, Magnum et tout ce que tu veux, mais aujourd’hui les photographes sont des milliers! Il est impossible aujourd’hui d’obtenir un rendez-vous dans un journal. Plusieurs fois par an, nous allions proposer nos diapositives à Match. Nous attendions assis sur des chaises devant le bureau. Le métier de photographe est formidable. J’ai eu la chance d’arriver à une période où la presse explosait: Géo et National Geographic, VSD, Figaro Magazine arrivaient. Match commençait à faire de la nature. On était en plein dans la photo de voyage. De 1980 à 2000, il y a eu un engouement extraordinaire pour cette photo humaniste et de voyage, dont nous avons tous profité.
Mais aujourd’hui quand je vais à Perpignan pour «Visa pour l’image» et quand je regarde les professionnels de l’image, c’est devenu très difficile. Pratiquement tous les photographes de mon époque, qui vivaient très bien auparavant, ont arrêté. Il y en a six qui continuent à tourner! Mon meilleur pote, Philippe Bourseiller, vient d’ouvrir un magasin pour vendre des savons, alors qu’il a juste décroché deux World Press!
Internet, aujourd’hui, a fait exploser la photo.