Cinq hommes et deux femmes, qui, parfois, pour les besoins du conte, se démultiplient tels des clones, sont ainsi seuls à occuper la scène, quelle qu’elle soit. D’abord débarqués sur une île, ils sont travailleurs de la mer, puis, tour à tour, cuisiniers, barmen, danseurs et noceurs, à leur retour en ville.
Comme les parties précédentes, ces dernières sont filmées en noir et blanc, nimbées d’une lumière façon cinéma des années 40. Le montage, à la chronologie aléatoire, est encore fondé sur de faux raccords, et des mises en abyme par de savants jeux de miroir qui fusionnent les espaces.
Malgré ce brouillage, persiste une sensation de progression narrative. La déambulation, sur les rochers battus par les vents, ou dans les recoins urbains les plus improbables, d’un ou plusieurs des personnages, en costume de ville et valise à la main, esquisse un fil conducteur en pointillé.
Les scènes, ou, plus justement, les situations, se télescopent, se répètent, disparaissent, reviennent : un apprentissage, plutôt lamentable, du base-ball sur le toit d’un building, des séances de bain collectif dans des piscines aquariums, des pas de cha-cha-cha dans le décor froid d’un hall d’hôtel. Les corps s’aimantent. La sensualité subtile des images triomphe de la froideur ingrate des décors.
Les intérieurs sont souvent confinés, insituables, et perturbés par des intrusions étranges. Deux personnages à la tenue grotesque — costumes cravates équipés d’une bouteille d’oxygène et d’un masque de plongée — font irruption, dans une piscine. Non pour plonger mais pour examiner en détail les lieux : portes, miroirs, douches font l’objet d’une inspection rapprochée, avec la même attention curieuse que si les intrus débarquaient d’une autre planète.
Mais ce chaos d’incongruités a la fluidité du rêve. Les dialogues des premières parties se sont tus. De ce film muet, ne sont audibles que de lontaines crêtes sonores : croassement de corneilles, coups de klaxon, roulement de vagues sur le sable, éclat d’une séquence musicale dans une boîte branchée, battements de mains qui cherchent un rythme.
L’impossible résolution de l’antagonisme qui prend en étau la jeunesse chinoise, entre tradition et individualisme occidental, s’échappe dans ce long flux onirique, souvent drôle, bourré de références cinématographiques, et de personnages qui émergent ici et là : l’amoureux transi, le cuisinier chapardeur, le barman travesti, et des intellectuels, qui, de plus en plus rarement, résistent en lisant, au milieu et coupés de l’agitation des autres.
La révolution y fait marche arrière, à l’instar de la locomotive sur laquelle les jeunes intellectuels apparaissent juchés, non plus en quête d’un avenir radieux, comme l’annonçaient les images de propagande du communisme conquérant, mais, drapeaux rouges au placard, pour regarder s’éloigner un passé révolu, emporté dans les bouleversements du paysage urbain.
Les échanges philosophiques cèdent le pas au langage des corps. Déhanchement solitaire, et pugilat général, closent le dernier chapitre. Aux montagnes empreintes de taoïsme, se sont substituées les terrasses des gratte-ciel pour méditer les yeux rivés sur des lendemains définitivement urbains et matérialistes.
Presque trois heures de projection. Autant dire qu’à moins d’avoir aménagé son emploi du temps, il est impossible de voir la totalité des deux parties, ou bien il faut revenir, et glaner, raccorder, prolonger le travail de Yang Fudong en somme, comme dans un rêve.
Yang Fudong
— Seven Intellectuals in Bamboo Forest, Part IV, 2003-2007. Film 35 mm, noir et blanc, transféré sur DVD. 75 min.
— Seven Intellectuals in Bamboo Forest, Part V, 2003-2007. Film 35 mm, noir et blanc, transféré sur DVD. 91 min.
— Extraits de Seven Intellectuals in Bamboo Forest, Part IV, 2003-2007. 4 photos noir et blanc. 120 x 80 cm.
— Extraits de Seven Intellectuals in Bamboo Forest, Part V, 2003-2007. 3 photos noir et blanc. 120 x 80 cm.