Les vidéos multi-écrans et les photographies de l’artiste chinois Yang Fudong semblent appartenir à un autre temps. Celui du cinéma asiatique des années 1930 ou des films noirs d’après-guerre, mélange de sophistication et de nostalgie. On y croise des « types»: jeunes intellectuels engagés dans une quête initiatique (Seven Intellectuals in a Bamboo Forest), beautés fardées à l’occidentale (International Hotel) et pseudo gangsters en costume trois pièces (Fifth Night). Le tout porté par un noir et blanc maîtrisé à la perfection et une composition à la fois cinématographique et picturale ― Yang Fudong a d’abord été formé à la peinture à l’Académie des beaux-arts de Chine de Hangzhou.
Mais ne nous laissons pas prendre au piège de cette esthétique passéiste. Les fictions de Yang Fudong ― car nous sommes bien ici dans un art de la mise en scène, où même les poses les plus naturelles sont calculées, entièrement scénarisées — parlent du présent. La réalité immédiate d’une Chine coincée entre deux mondes, Orient et Occident, tradition et modernité, idéal communiste et capitalisme forcené.
L’artiste fabrique ainsi des uchronies au sens littéral du terme, à savoir des temps qui n’existent pas. Des temps qui ouvrent, de par leur caractère indéfini, une brèche dans notre perception ― distance infime entre le réel et l’imaginaire, l’ici et l’ailleurs et qui force au recul critique.
Chez Yang Fudong, on reste dans le registre de l’implicite. Ses œuvres créent un questionnement sans jamais y répondre. Il y va d’un désordre irrésolu. Les photographies en grand format présentées au rez-de-chaussée de la galerie, portraits individuels ou collectifs montrant des jeunes filles en maillots de bain au bord d’une piscine, maquillées comme des actrices hollywoodiennes, évoquent le culte de l’Occident sans jamais le nommer.
Dans International Hotel, les poses, faussement spontanées, les sourires radieux répondent à une demande. Le naturel masque la performance, la joie débonnaire l’avidité d’une jeunesse chinoise ivre de luxe occidental.
Au sous-sol, la dernière vidéo «à vues multiples» de l’artiste, Fifth Night, composée de sept écrans synchronisés, prend pour cadre unique une rue du vieux Shanghai de nuit, filmée selon des angles différents. Au centre, a été montée une scène vide, meublée d’un canapé d’époque. Plus loin, des ouvriers réparent un wagon de tramway. Les personnages entrent et sortent du champ, sans but, se croisent sans se rencontrer. Yang Fudong construit un cinéma sans action, où l’intrigue naît du mouvement de la caméra, des gros plans sur les visages, des expressions, de la musique, de la dramatisation d’une scène inconsistante, d’un mystère. Cette étrange combinatoire entre les différents angles de vue démultiplie les personnages, redoublant leur égarement entre plusieurs identités, plusieurs temporalités, pour un regard en biais sur la Chine contemporaine.
Ainsi, pour sa quatrième exposition chez Marian Goodman, l’artiste chinois continue de nous offrir de très belles images, même si elles n’ont pas la force poétique et philosophique de Seven Intellectuals in the Bamboo Forest, fresque initiatique de plusieurs heures présentée dans son intégralité à la Biennale de Venise en 2007.
Quant aux intentions critiques de Yang Fudong, elles nous paraissent pour le moins ambigües depuis sa contribution, sous la forme d’un film aussi lisse que creux, à la dernière campagne publicitaire Prada. Espérons que l’auteur ne se laisse pas prendre à son propre piège et ne finisse caricaturé dans les magazines de mode, l’épaisseur de son esthétique sacrifiée sur l’autel du papier glacé et de l’industrie de luxe.
— Yang Fudong, Fifth Night, 2010. Film multi-écrans
— Yang Fudong, série International Hotel, 2010. Black and white photo. 180 x 120 cm