Les six artistes sélectionnés pour la XIVe bourse d’art monumental d’Ivry exposent au Crédac. Peintures, sculptures ou photographies, les installations cohabitent, en souffrant parfois d’une promiscuité un peu étouffante.
Une longue jetée en contre-plaqué est lancée jusqu’au centre de l’une des petites salles, au sol incliné. Une remise à niveau, qui permet à Stephen Maas de s’approprier l’espace, pour une réactivation de quelques sculptures, qui invitent à se défier des apparences. D’évidence pourtant, il est ici question de poids, de masse et d’équilibre, mais les matériaux faussent à l’envi les données du problème : la fonte se fait dentelle, les disques d’haltères empilés sont en bois peint, le squelette d’un polygone désarticulé, en terre cuite perlée d’émail, affecte la souplesse du textile. Le tout, sous l’égide d’une non-fonctionnalité revendiquée, à l’instar des câbles de télécommunication multicolores (Moonshine (r)), enroulés, et comme bouclés sur eux-mêmes.
Reste à Damien Cabanes le bout de la salle, une surface carrée qu’il sature d’une centaine de petites sculptures polychromes. Chacune est installée sur un identique socle de polystyrène blanc, que, dans un retournement inattendu, elle cloue au sol. Aux pieds du spectateur, comme vu d’avion, s’étend ainsi un quadrillage serré de gestes, rapides et spontanés — étalement, pliage, enroulement, entortillement —, fixés dans le plâtre, et grossièrement badigeonnés de gouache. Un monde grouillant et coloré, de carapaces, de coquillages, d’encornets ou autres mollusques imaginaires, offrant autant de modèles susceptibles d’être agrandis aux dimensions d’un monument.
Dans la salle adjacente, Pierre Antoniucci propose une mise en images originale du Woyzeck de Büchner, selon un mode spatial qui rompt avec la mono-planéité du tableau. Des caissons, fixés au mur par leur tranche, alignés et espacés de telle sorte qu’il est juste possible de glisser le regard entre ces épaisses pages, sont les supports recto/verso des représentations du héros aux prises avec son entourage. La facture est moderniste — contours noirs simplifiés sur fond blanc, superpositions, collages —, et le découpage, scandé par des monochromes vifs, largement ouvert à une libre interprétation.
Kees Visser investit l’espace de la grande salle par le biais d’un seul mur. En le longeant, le spectateur voit son pas rythmé par une série de bandes verticales colorées, peintes sur toute la hauteur. Stries irrégulières dans leurs formes — cintrées, triangulaires, pointes vers le haut, ou le bas —, et différentes dans leurs couleurs — une par bande —, elles évoquent le spectrogramme d’un phénomène physique non identifié, qui fait vibrer le volume imposant de ce très grand cube blanc.
Par ailleurs occupé par une vaste installation poétique de Nicolas Hérubel. Le sol est parsemé de bonbonnes de verre, vides, prêtes à recueillir, chichement, par leur étroit goulot, une pluie improbable. La structure désarticulée d’une sphère métallique, à la peinture écaillée, qui repose inexplicablement sur une table de bivouac militaire, et de petites chaises d’écolier, devient un ensemble de paraboles — au double sens de l’antenne radar et de la fable —, comme des sondes tournées vers le ciel, qui guetteraient cette pluie, avec laquelle chacun doit faire. Alors que le reste, tout le reste, serait l’affaire de tous : une belle utopie en forme de devise, pochée à même le mur.
Dans les interstices de ces installations dévoreuses d’espace, se glissent quatre grandes photographies de Claire Chevrier. Deux caissons lumineux dans un coin obscur font penser à des publicités d’aéroport. On y voit des pièces d’appartements, aux larges baies vitrées donnant sur une baie de Hong Kong toute bleue : question de déséquilibre des lumières, entre jour et artifice. Comme une métaphore de l’équilibre impossible entre document et fiction. Il s’agit d’appartements témoins : autrement dit, de simulacres de lieux de vie, plaqués sur un paysage aussi factice qu’une carte postale délavée. Les images de Chevrier, si elles sont nettes, frontales, prélèvements sans apprêt sur le réel, ne sont pas pour autant documentaires. Le point de vue (qui fait la ciguë plus grande que la montagne enneigée), le cadrage et la lumière (qui métamorphosent en vaisseaux fantômes des immeubles en ravalement) façonnent les éléments du réel en visions imaginaires.
Reste à savoir maintenant lequel de ces six artistes sera l’heureux lauréat de la bourse, pour bénéficier d’une exposition l’an prochain en ces murs, et se voir confier une création dans l’espace public de la ville.
Pierre Antoniucci
— Dispositif Woyzeck n°3, 2002-2003. Techniques mixtes. 92 x 65 cm x 25 pièces dont 13 en recto/verso. Une pièce : 340 x 170 cm.
— La grande Barque, 1990. Techniques mixtes. 250 x 200 cm.
Damien Cabanes
— Sans titre, 2002. Terre peinte, polystyrène. 110 pièces.
Claire Chevrier
— Show room 1, 2001. Caisson lumineux. 180 x 230 cm.
— Show room 2, 2001. Caisson lumineux. 180 x 230 cm.
Nicolas Hérubel
— Pour la pluie c’est chacun pour soi, pour le reste c’est l’affaire de tous, 1998-2003. Touries, cages d’écureuils (jeux d’enfants dans les jardins publics), mobilier scolaire, table de bivouac de l’armée américaine, structure de parapluie, poursuites.
Stephen Maas
— The Jetty, 2003. Contre-plaqué.
— All that fall, 1998, réactivé en 2003. Terre cuite émaillée, cire fondue.
— Moonshine (r), 2002, réactivé en 2003. Aluminium coulé, fils de télécommunications.
— Ohelll, 2001. Photographie noir et blanc, sculpture.
— Flag, 2003. Bois peint, cire fondue.
Kees Visser
— Plastique chromatique (64 formes, 64 couleurs), 2003. Acrylique sur mur. 5 x 17 cm, dimensions variables.