Eve Beauvallet. Dans Le Sacre du printemps, un travail que vous avez présenté au Festival d’Automne à Paris en 2007, vous travailliez sur une gestuelle extrêmement codifiée, expressionniste, théâtrale, puisqu’il s’agissait de décortiquer les gestes d’un chef d’orchestre. A priori, Low Pieces fonctionne presque comme l’envers de ce travail puisque vous recherchez cette fois à vous abstraire de toute codification sociale, culturelle du geste.
Xavier Le Roy. Oui, surtout si nous considérons un code comme étant un ensemble de conventions qui gouverne les activités dans une situation particulière. Les mouvements de la chorégraphie du Sacre du Printemps étaient travaillés à partir des codes des concerts de musique «classique». Un des objectifs était d’utiliser et de redistribuer les relations spécifiques à cette situation pour explorer les liens produits entre voir, regarder, écouter et entendre. Dans le cas de Low Pieces, les mouvements tentent d’échapper à ce genre de situations sociales préexistantes et donc aux codes, en sachant qu’on ne s’en abstrait jamais complètement puisque, quoiqu’on fasse, il reste évidemment les codes du théâtre avec lesquels nous travaillons. Les mouvements et situations de chaque scène sont des tentatives de créer des formes et des mouvements qui échapperaient aux représentations de l’humain.
Derrière cette idée d’échapper aux représentations humaines, on sent vite une façon de montrer comment l’identité sociale se construit . Est-ce réellement une ligne de force de Low Pieces ?
Xavier Le Roy. Je pense que ces liens avec la question de l’identité sociale peuvent être faits a posteriori mais ce ne sont pas réellement les questions qui m’ont guidées. Au départ, nous avons travaillé sur des mouvements et des sons qui s’inscriraient aux frontières de l’humain avec, comme cadre de départ, l’hypothèse selon laquelle, les représentations de l’humain s’arrêtent là où celles de l’animal, comme celles de la machine, commencent. Le travail s’est donc développé à partir de cette recherche qui, à l’initial, n’avait pas été spécialement entamée pour aboutir sur une pièce. L’objectif était de créer des hybrides entre chose et humain, de «performer» ce que pourraient être des mouvements de choses et leurs relations au monde. Nos recherches nous ont conduit à incorporer des comportements animaux, végétaux, minéraux ou mécaniques. C’est-à -dire, en dehors de la première et dernière scène durant lesquelles nous parlons avec les spectateurs, nous ne performons pas d’actions qui seraient de l’ordre de l’humain: on ne se sert pas la main, on ne s’enlace pas, on ne se bagarre pas, on n’est jamais debout. On a essayé de se débarrasser de tous ces signes reconnaissables pour essayer de devenir des choses «non humaines» qui composent des sortes de paysages pour chaque scène. Un autre axe important dans le travail a été la construction de différentes formes de groupes qui sont la conséquence à la fois des actions, des relations et des «degrés d’absorption» spécifiques à chaque situation. Il y a, par exemple, une scène où l’on performe des mouvements basés sur des jeux d’articulation de fragments de corps, comme le mécanisme d’une machine. Chaque mouvement correspond à un son d’une composition qui est différente pour chacun des interprètes. Nous exécutons les mouvements en étant absorbé et guidé par l’écoute de ces sons. Chacun écoute sa partition par l’intermédiaire d’écouteurs individuels et agit uniquement selon ce qu’il entend sans faire attention à ce qu’il voit des autres. Nous sommes en lien les uns avec les autres par l’intermédiaire d’une composition dont chacun des interprètes n’entend qu’une piste sur les 5. Ainsi les relations entre les personnes auxquelles assistent les spectateurs ne sont pas décidées par les interprètes, elles sont individualisées, pré-composées… C’est une partition qui relie les protagonistes et non leurs décisions. Autre exemple: Il y a une scène où l’on utilise un vocabulaire de mouvements emprunté aux lions, à leurs comportements, des façons de regarder, des façons d’être là qui sont la base de composition du groupe. Dans ce cas le groupe se forme par les relations qui sont le produit des décisions individuelles conditionnées par l’environnement et la situation que produit le vocabulaire énoncé ci-dessus. Ainsi chaque scène développe une forme de groupe et de relations spécifiques. Et cette structuration est aussi mise en perspective avec la communauté de spectateurs présente chaque soir dans le théâtre.
Vous évoquiez cette scène où les danseurs regroupés reproduisent des mouvements de machines. C’est un passage où la dimension rythmique est très présente. Peut-on voir des restes de votre travail musical sur Le Sacre du printemps?
Xavier Le Roy. Inconsciemment peut-être, parce que l’on échappe rarement à ce que l’on a fait précédemment. Mais les motivations et objectifs sont très différents. Ces questions sur la façon dont on associe entendre et voir, produire et écouter un son, ces types de relations influencent certainement mes pièces ultérieures. Cependant, il n’y a aucune tentative de prolongation de ce travail dans Low Pieces.
Il s’agit dans Low Pieces d’incorporation de gestuelles animales ou mécaniques, mais pas d’imitation. Comment comprenez vous la nuance?
Xavier Le Roy. Nous avons regardé beaucoup de documentaires et d’images au début de la recherche à Montpellier pendant 6 mois 1 lieu (plateforme de recherche développée aux Centre chorégraphique national de Montpellier en 2008 durant laquelle le travail qui a produit Low Pieces a commencé). Incorporer, c’est littéralement mettre dans les corps, c’est une tentative pour s’approcher, par exemple , de l’attitude ou du comportement d’un lion,… L’important n’est d’ailleurs pas de pouvoir reconnaître quel animal a été à la base de tel mouvement ou tel son – selon les scènes certains voient un chat, ou un chien dans tel corps, ou entendent des oiseaux, des chiens ou des machines – l’enjeu réel c’est de parvenir à trouver des manières d’être sur scène qui questionnent nos habituels comportement de groupe. Par exemple, notre habitude de commencer par catégoriser afin de pouvoir échanger et donc de hiérarchiser. Pour travailler sur cette question nous émettons l’hypothèse que pour changer nous devons cesser d’être uniquement anthropocentrique dans nos relations aux autres et au monde. D’où les tentatives d’incorporer des choses plutôt que de les imiter.
Avant de vous consacrer à la chorégraphie, vous exerciez dans le champ de la biologique moléculaire et cellulaire. Les résonances liées à ce parcours sont assez frappantes dans Low Pieces…
Xavier Le Roy. S’il y a un lien entre mon parcours en biologie et cette pièce, c’est sans doute sur la base de mes questions sur les séparations et les rapports entre objet et sujet, entre objectif et subjectif. En anglais il existe un verbe pour décrire cette façon de «subjectiver» ou d’ «objectiver» quelque chose. Des questions de cet ordre sont présentes dans Low Pieces puisque cette pièce propose de faire et/ou refaire l’expérience des grandes lignes de séparation propres à nos conditions et notre culture telles que : objet / sujet, humain / non humain, nature / culture à partir des séparations plus spécifiquement liées au théâtre : spectateur / acteur, action / réception, regarder / faire, parler / agir. Toutes ces séparations nous placent, nous êtres humains modernes, dans cette position compliquée où l’on doit choisir entre percevoir le monde par le côté de l’objet (où tout est fait) ou bien du côté du sujet (où tout est construction). La question de ces choix est d’ailleurs la raison d’être de ces deux propositions de dialogues avec le public en ouverture et en fermeture de Low Pieces. Les conversations sont présentées sans sujet prédéterminé et l’enjeu c’est la tentative de produire des façons d’être ensemble et de dialoguer qui échapperaient aux répartitions habituelles du théâtre et de ses conventions, mais qui, en même temps, en seraient spécifiques. Une conversation avec trois cent personnes dans la salle et neuf performeurs sur scène, c’est évidemment impossible, donc cela peut devenir autre chose. Ces deux moments de dialogue ont pour fonction de cadrer la pièce, d’en être une sorte d’extension ou de développement si l’on emploie un terme lié à la démonstration scientifique. L’autre fonction de ces conversations avec le public, c’est d’offrir un type de relation entre acteur et spectateur qui soit de personnes à personnes. Cette première séquence est nécessaire pour introduire ce qui advient après, où l’on nous voit nus, sans aucun décor sur scène, dans une forme d’absorption et d’abstraction. La même pièce sans les deux conversations serait radicalement différente en terme de regard. Et j’aimerais que la communauté réunie au théâtre pour ce spectacle puisse parler avec le spectacle et la situation et non pas du spectacle et de la situation. Car si l’on parle avec quelque chose et non de quelque chose, c’est une façon d’éviter «d’objectiver» un sujet (ou bien de «subjectiver» un objet). Il y a là un lien avec mes questions issues de mon passé de scientifique puisque Low Pieces tente de nous placer devant ce choix: parlons nous et regardons nous sous l’angle de la nature, avec ses choses déterminées, ses lois éternelles et indiscutables, que l’on peut vouloir appliquer à chaque situation? Ou bien regardons nous et parlons-nous à partir de la société des agents sociaux capables de construire leur monde libre? Chaque perspective voudrait voir ces deux angles séparés puisqu’il est difficile d’imaginer pouvoir occuper ces deux positions simultanément. Pourtant, en opérant des va et-vient entre les deux, nous pourrons peut-être faire l’expérience, individuelle et collective, du brouillage de ces catégories et chercher d’autres perspectives.
Trouve t-on des préfigurations de Low Pieces dans vos pièces antérieures? Cette réflexion sur la tension entre objet et sujet?
Xavier Le Roy. Oui, c’est quelque chose que j’avais déjà un peu abordé dans Produit de Circonstances (1999) qui est construit suivant le récit de mon passage de la science à la danse pour exposer la construction de ma subjectivité et en même temps en produire une certaine objectification. On peut aussi observer cette réflexion ou tentative de redistribuer les lignes de séparation entre objet et sujet dans le solo Self unfinished (1998). Il ne s’agissait pas de travailler sur l’incorporation des mouvements animaux et végétaux mais il y avait cette même tentative de transformer le corps en d’autres choses, des choses non-identifiables ou non reconnaissables qui incitent à reformuler et repenser nos certitudes.
Entretien réalisé par Eve Beauvallet.
Avec l’aimable collaboration du Festival d’Automne à Paris.