Pour comprendre la singularité anachronique de l’œuvre de Wang Keping, un petit détour historique est nécessaire.
Les modifications dans la stratégie économico-politique de la Chine, jointe à une année consacrée à la culture chinoise en France, ont été l’occasion de confirmer la présence des artistes chinois sur la scène de l’art contemporain international.
En réalité, leur émergence est en marche depuis longtemps. Malgré les événements de Tian An Men du 4 juin 1989, qui ont fait retomber une chape de plomb sur le printemps de Pékin, la France a su rester fidèle à sa vocation de terre d’accueil des artistes en exil en organisant la même année l’exposition des «Magiciens de la Terre» au Centre Pompidou (présentation de trois artistes chinois).
Suivront «Art chinois. Chine de demain pour hier» (Pourrière, 1990), puis la présentation de quatorze artistes chinois à la quarante-cinquième biennale de Venise, et enfin la biennale de 1999, conçue par Harold Szeeman, qui consacre l’avènement d’un art chinois contemporain au tournant du siècle (20% des artistes présentés sont chinois), en décernant un prix international à Cai Guoqiang.
Toutefois, cette émergence de l’art chinois sur la scène de l’art contemporain international oblige l’amateur à se mettre au clair sur plusieurs questions: qu’attend-on, en effet, de cet art venu du continent asiatique — exotisme radical ou confirmation des codes artistiques propres au village global de l’Art? Posture esthétique, ou posture politique?
Au premier coup d’œil, force est de constater que, même s’il recouvre une réalité historique, politique, économique, radicalement différente, l’art chinois semble, pour l’heure, faire massivement allégeance aux diverses esthétiques élaborées par la modernité occidentale.
On parle de Li-Shan comme du néo-Warhol chinois, Yang Shaobin est comparé à Bacon, Yu Youhan est assimilé à Matisse, et c’est Huang Yong Ping lui-même qui revendique avec insistance sa parenté avec Duchamp. Si bien qu’il devient facile de rêver à l’aboutissement d’un langage plastique universel, véritable esperanto made in occident de l’art, qui serait capable de rendre compte de tous les contextes et de toutes les sensibilités.
Sauf que cette approche de l’art chinois laisse sur leur faim les amateurs de différences radicales, d’exotismes artistiques ou d’inédits intellectuels. On peut en effet espérer de la Chine un regard de biais posé sur notre modernité partagée, induisant un autre cadrage du village global. Car la Chine est aussi lourde d’un héritage spécifique qui sut générer une peinture, une poésie, une philosophie, voire une politique, tout à fait autonomes. L’Occident pourrait donc légitimement attendre de l’Asie un éclairage instructif qui dénouerait les évidences et ouvrirait de nouvelles perspectives pour approcher le réel.
C’est toute l’ambivalence du regard que l’Occident pose sur la Chine qui se joue dans cette alternative: entre confirmation gratifiante d’un vocabulaire esthétique dominant, conçu par l’art occidental puis exporté dans le monde entier comme une marchandise, ou boulimie d’exotisme visant à alimenter la machinerie de la «société du spectacle» toujours en quête de nouveauté. C’est en définitive toute la dimension subversive et inédite des propositions chinoises qui est niée.
Dans cette perspective, l’œuvre de Wang Keping est particulièrement pertinente. Qualifié le plus souvent d’«artiste historique», Wang Keping est né en 1949, avec la République populaire de Chine. Nourri dès l’enfance au lait de la propagande, c’est très «naturellement» qu’il deviendra Garde Rouge, afin d’investir ses fougues adolescentes dans la construction d’un «monde meilleur», débarrassé des injustices économiques et sociales.
A la suite d’une période de travail au service de la télévision d’État, la désillusion puis l’opposition au régime totalitaire le conduisent dans les camps de rééducation. C’est dans ce contexte de proximité avec la mort arbitraire, d’anéantissement individuel et de résistance au formatage psychique, que Wang Keping s’initie secrètement à la sculpture. Une chaise brisée croisée au hasard des corvées lui révèle les dynamiques de résistances propres à l’élaboration plastique.
Si bien que, même si le régime chinois n’est pas assimilable au régime Khmer rouge, la figure de Wang Keping trace des lignes de parenté en direction des témoins qui se sont confiés à la caméra de Rithy Pan, pour son film S-21. La machine de mort khmer rouge». Plus précisément encore, on peut se souvenir du combat intime de ce peintre, survivant lui aussi des camps, qui évoque comment son œuvre, plaisant au commandant, lui a paradoxalement sauvé la vie.
L’œuvre de Wang Keping répond peut-être à un paradoxe du même ordre. Alors qu’elle signe sa posture de résistance individuelle à l’écrasement totalitaire, l’œuvre de Wang Keping doit toutefois parvenir à transcender les limites de la mémoire du camp, pour lancer son message jusqu’à nos démocraties mercantiles.
On aura compris que Wang Keping n’appartient pas à la nouvelle génération d’artistes chinois nés dans les turbulences du Printemps de Pékin, mais qu’il fait partie des aînés, ceux qui pourraient presque faire figures d’ancêtres légendaires, véritables bâtisseurs puis déconstructeurs du rêve chinois moderne. Cette différence de génération, parce qu’elle se nourrit de nombreux paradoxes, justifie bien des distinctions esthétiques.
Or, observées d’un œil occidental, ces sculptures de bois calciné, aux volumes anthropomorphiques, élaborées selon des techniques à la fois personnelles et traditionnelles, évoquent davantage les «singuliers de l’art», ou l’art totémique africain, que la création contemporaine qui domine le village global. D’où la dimension fortement anachronique et utopique (au sens de «sans territoire») des propositions de Wang Keping.
Véritable théâtre d’ombres, les volumes de Wang Keping ressemblent aux émanations imaginaires, évocatrices de nos désirs secrets, que chacun reconnaît dans la fluidité des nuages, les taches d’un vieux crépis, ou une forêt au crépuscule. Semblables à une armée immobile gardienne du temple du rêve, les pièces de Wang Keping se postent face au spectateur sur un mode plus interrogatif que dénonciateur ou critique.
Car c’est ici la mission de l’artiste à travers les âges et les contextes qui est interrogé: est-il garant des héritages successifs et multiples qui, les uns derrière les autres, se constituent finalement en tradition et en civilisation? Est-il l’œil de la «critique intégrée» qui, sous couvert de dénonciation, légitime le cannibalisme mercantile? Ou encore, est-il capable d’être le gardien de la liberté de l’imaginaire face à la perte de mémoire qu’induisent, tant les régimes totalitaires, que ceux qui se fondent sur une rentabilité économique à courts termes?
Wang Keping donne une réponse très personnelle à cette mission de l’œuvre, une réponse qui, si elle s’enracine dans le bourbier de l’histoire, parvient à en transfigurer les limites: «J’ai été Garde Rouge, j’ai saccagé les églises pendant la Révolution Culturelle. J’étais intolérant. Puis je me suis lancé dans la contestation du régime chinois. J’ai été considéré comme un dissident. Maintenant la réalité ne m’intéresse plus beaucoup».
C’est dire combien Wang Keping tranche sur la couleur générale des artistes chinois du Village Global…
— Sans titre, n.d. Bois de chêne. 45 x 46 x 30 cm.
— Sans titre, n.d. Bois de châtaignier. 69 x 69 x 30 cm.
— Sans titre, n.d. Bois de peuplier. 50 x 48 x 73 cm.
— Sans titre, n.d. Bois de frêne. 70 x 48 x 53 cm.
— Sans titre, n.d. Bois de cerisier. 66 x 30 x 20 cm.
— Sans titre, n.d. Bois de cyprès. 87 x 80 x 30 cm.