La galerie Chantal Crousel propose deux films du réalisateur chinois Wang Bing, connu principalement pour son monumental documentaire A l’ouest des rails.
Fengming, film de 3 heures 50 minutes, donne la parole à une Chinoise. Cette parole, longtemps contenue, se déploie longuement sur l’écran, sans coupure ni hésitations de la voix.
Le film débute par un plan d’extérieur. La vieille femme, de dos, se déplace d’un pas lent sur la chaussée. Elle rentre vraisemblablement chez elle. Dans son appartement, la veuve prend place sur un grand fauteuil de cuir marron, face à une table où s’entassent journaux, bibelots et nécessaire à thé.
Elle commence alors un récit qui va durer presque quatre heures. Wang Bing place sa caméra frontalement. Il filme la femme dans son discours sans pauses. Pull rouge sur le buste, soudain femme-tronc, elle se remémore ses premiers enthousiasmes pour la Révolution chinoise jusqu’aux soupçons de droitisme qui pesèrent sur son couple et entraînèrent la déportation des époux en camps de travail.
La parole prend des accents de revanche: dire qu’elle n’avait nullement trahi la Révolution, dire aussi la fin tragique d’un homme aimé. On est confronté à la patience du plan, à la gravité du propos tenu, aux minutes d’entretien qui défilent sans interruption.
Pourtant, si le fond du discours est déchirant, le propos est énoncé avec une sorte de détachement, sans débordement d’émotions. Les mots précis, méticuleux, comme objectifs, s’enlacent les uns aux autres d’un seul trait, presque d’une seule respiration.
«Il faut continuer», énonce la vieille femme. Subitement, le tragique de la mémoire et son récit fleuve se rejoignent dans la certitude qu’il faut aller de l’avant.
L’Homme sans nom, film de 92 minutes, dresse le portrait d’un homme seul, un ermite coupé de la civilisation, dont la vie se résume à l’exécution des actes nécessaires à la survie.
Réalisé spécialement à l’occasion de l’exposition, ce deuxième film semble prendre à rebrousse poil le film Fengming. Wang Bing scrute ici une présence, plus qu’une parole. L’Homme sans nom ne tient aucun discours sur lui-même. Il parcourt de longues étendues, un sac dans la main. La caméra avance au rythme de son pas, à sa hauteur. Parfois, des plans plus serrés s’attardent sur les mains crasseuses, terreuses. Le silence est pesant.
On ne saura ni ce que fait l’ermite, ni qui il est, ni ce qu’il pense. Que devient un individu sans mots? Wang Bang offre au spectateur un récit de vie anonyme, à laquelle seuls les gestes lents et répétitifs semblent donner un contenu. Le film n’est pas un film politique sur la pauvreté. C’est un film sur l’homme: son pas, son geste, sa marche. L’homme sans nom avance, comme la femme des camps poursuit sans relâche son récit dans Fengming.
Fengming est projeté dans une salle étroite, relativement petite. L’Homme sans nom est diffusé dans la salle principale. On n’en ressent que mieux l’idée d’enfermement propre à celle qui se souvient et raconte, puis l’idée d’errance propre à celui qui vit reclus du monde de la parole.
Dans les deux films, le regard de Wang Bing sur ses sujets semble neutre, froid, chirurgical. Le réalisateur paraît ne rien penser des existences, des réalités qu’il enregistre avec sa caméra. L’appareil écoute ou regarde. L’artiste livre de l’intimité, mais une intimité distanciée, marquée par le compagnonnage plus que par l’empathie. Il rend sensibles le temps, le lieu, davantage que l’affect ou l’idée, à travers une forme d’«enquête» sur le réel.