Depuis le milieu des années 1980, les Walt Disney Productions reviennent comme un leitmotiv dans l’œuvre de Bertrand Lavier. En effet, l’artiste français se replonge régulièrement dans le vivier artistique que représentent les bandes-dessinées de Mickey, dont certains épisodes, tels que Traits très abstraits, se réfèrent au monde de l’art contemporain, à ses musées, et aux œuvres qui s’y trouvent exposées.
Car les Walt Disney Productions sont en réalité des œuvres inventées par les dessinateurs des studios Disney, que l’on découvre notamment dans les salles d’exposition que visitent Mickey et Minnie, et qui se trouvent agrandies et reproduites par la main de Bertrand Lavier. L’artiste actualise alors des œuvres qui existaient en puissance sur des planches de dessin ou des albums de bande-dessinée.
Ainsi, l’originalité de cette démarche tient dans les rapports complexes qui se tissent entre la réalité et le simulacre. Des œuvres fictives sont élaborées et esquissées en tant que dessins. Et ces tableaux ou sculptures servent à leur tour de modèle pour un artiste qui va tenter de leur donner une présence effective, et surtout, de les faire advenir en tant qu’œuvres à part entière, œuvres que nous pourrons approcher et appréhender comme le font Mickey et Minnie dans la bande-dessinée.
Dès lors, ce n’est plus le réel qui sert de modèle à l’art, mais c’est une BD comportant des œuvres fictives qui apparaît comme l’archétype auquel on se réfère. Par là , ces œuvres vont basculer dans le réel et acquérir une existence propre grâce à la démarche de Bertrand Lavier. Le simulacre devient réalité et jouit au final d’une véritable consistance ontologique — joli tour de passe-passe.
Si dans le scénario original de Traits très abstraits les œuvres modernes disparaissent, cibles privilégiées d’un voleur d’art qui s’en prend au musée que visitent Mickey et Minnie, Bertrand Lavier écrit une tout autre partition, où les œuvres, au contraire, apparaissent dans le cours du monde et surgissent devant nos yeux. Ici, nous sommes accueillis par deux œuvres anciennes, datant respectivement de 1995 (Walt Disney Productions, 1947-1995 n°1) et de 1984 (Walt Disney Productions, 1947-1984 n°7), en guise d’introduction, de préface ou de «couverture d’album» selon les dires de l’artiste.
Pour la première, il s’agit d’une sculpture bleue d’inspiration biomorphique, réalisée grâce à une imprimante 3D, présentée sur un socle marron. Nous remarquons d’ailleurs que la série des Walt Disney Productions évolue notamment en fonction des technologiques, dont certaines avancées rendent possibles la réalisation concrète d’œuvres imaginées antan par les dessinateurs des studios Disney — certains d’entre eux étant d’ailleurs des peintres modernes et abstraits aguerris, l’un étant même disciple de Kandinsky par exemple.
La seconde œuvre, quant à elle, est accrochée sur un mur jaune criard, dont le ton rappelle les couleurs originales utilisées dans les albums de Mickey. Il s’agit d’une pièce réalisée à l’impression jet d’encre sur toile, dont les motifs font référence au vocabulaire de l’abstraction picturale: des bandes verticales, une ligne sinusoïdale au milieu, et des taches noires ponctuant la toile. Aussi, nous remarquons que le fond blanc ainsi que le contour brun de la pièce révèlent de petits points, comme s’il s’agissait pour Bertrand Lavier, à l’instar de Roy Lichtenstein, de reproduire le style même de la bande dessinée, de sa production industrielle, et des techniques des ateliers d’imprimerie.
Parmi les six nouvelles œuvres présentées, certaines conservent sur les contours ou bordures extérieures des marques d’impression jet d’encre, qui leur confèrent alors une portée vintage ou kitsch. La surface a toutefois été recouverte de peinture, dont on perçoit sur chaque toile l’épaisse trace laissée par le pinceau de Bertrand Lavier. Par là , le geste de l’artiste nous parait ample, gourmand, généreux dans ces œuvres grand format. Les toiles prennent des tonalités carrément pop, en traçant une courbe fréquentielle d’un vert profond, elles rejouent le motif abstrait de la ligne sinusoïdale déjà présent dans Walt Disney Productions, 1947-1984 n°7, mais le déclinent désormais à l’horizontale. Encore, elles utilisent le registre de la courbe, du disque et du cercle, faisant glisser notre regard vers le hors-champ de la toile.
Si Mickey semble assez réticent à l’art contemporain ainsi qu’à son vocabulaire pictural abstrait et minimaliste, nous suivrions bien plutôt l’enthousiasme et la fraicheur de Minnie, séduits nous aussi par les audaces des dessinateurs des studios Disney, en espérant que leurs albums demeurent un vivier non épuisé dans lequel viendra encore s’inspirer Bertrand Lavier.