«Vues arrière, Nébuleuse stellaire et Le bureau de la propagande extérieure», voilà un titre pour le moins complexe, entouré de mystères, aux accents quasi conspirationnistes, mais qui illustre bien l’exigeante démarche de Taryn Simon. Archivant méticuleusement des documents officiels, des écrits, des images et des photographies, l’œuvre de cette artiste américaine s’apparente à des installations ou à des dispositifs conceptuels capables de décrypter le réel, ou certaines problématiques demeurant tapies dans l’ombre, à l’abri des regards indiscrets. Ses investigations décodent effectivement ce qui se cache derrière les représentations et les discours officiels, soulèvent le voile de nos préjugés, et déconstruisent certaines vérités convenues. Mais si l’œuvre de Taryn Simon a incontestablement une portée politique, elle investit également le domaine des sciences, de la justice ou de la généalogie, et nous invite à voir quelle part d’inconnu existe derrière le connu, quelle part de fiction ou d’arbitraire se trouve au fondement de ce que l’on tient pour vrai habituellement.
La première série confectionnée par Taryn Simon, The Innocents, évoque le statut ambigu de l’image photographique. Alors que l’on aurait tendance à lui prêter une grande puissance de crédibilité, et à penser qu’elle fonctionne comme une preuve, Taryn Simon décline plusieurs cas de condamnations illégitimes reposant sur des identifications visuelles fallacieuses. Même si les personnes incriminées ont finalement été blanchies, après avoir été emprisonnées plusieurs années, The Innocents démontre qu’il existe de véritables victimes de la photographie, lorsque celle-ci fonctionne comme un outil discriminant dans le système judiciaire.
Car non seulement la photo n’est pas nécessairement une pièce à conviction, mais elle peut carrément transformer le réel en faisant d’un innocent un coupable tout trouvé. Les processus d’identification des suspects, ou la mémoire visuelle des témoins, ne s’avèrent donc pas infaillibles, et peuvent avoir des conséquences dramatiques: jeter des innocents en prison, les condamner à mort.
Car Taryn Simon nous divulgue les crimes reprochés aux innocents (vol, viol, enlèvement, agression sexuelle), et les peines encourues (de 10 à 3220 ans, ou la peine capitale). Elle photographie les ex-condamnés sur les lieux du crime, de leur arrestation ou de leur identification, là où leur vie a basculé. On remarque d’ailleurs que la plupart des accusés sont des Afro-américains, signe d’un racisme latent imprégnant la société (un portrait de Luther King trône discrètement quelque part…). Les scènes, quant à elles, se situent dans un univers rappelant les codes du film noir: chambres de motel délabrées, marécage, bar, piste de tir aux pigeons, où des fragments d’assiettes gisent sur le sol comme autant de vies brisées par les rouages implacables de la justice.
Taryn Simon invite ainsi les innocents à revenir sur les lieux de leur trauma. Elle détourne alors la méthodologie des reconstitutions policières, visant à scruter les réactions du suspect face au crime qui lui est imputé. Tout comme elle rappelle les stratégies de l’Armée, qui invite les vétérans de guerre à retourner sur les champs de bataille pour tenter d’apaiser leurs esprits et de calmer leurs traumas.
Mais tandis qu’à l’orée des années 2000 les Etats-Unis sont braqués vers l’extérieur, à la recherche d’ennemis planqués dans des grottes, ou d’armes de destruction massive soi-disant dissimulées au Moyen Orient, Taryn Simon se tourne plutôt vers l’intérieur même de son pays, examine ses frontières, et scrute les fondements invisibles de ses mythes, de son idéologie, de son mode de fonctionnement.
La série An American Index of the Hidden and Unfamiliar vient ainsi répertorier divers sites tenus secrets, ou hautement confidentiels, sur le sol américain. Une base d’essais de missiles, une usine nucléaire. Un centre de cryoconservation, un bloc opératoire où se déroule une hyménoplastie. Un complexe d’anthropologie légale, où on laisse pourrir des cadavres pour en savoir plus sur la décomposition du corps humain. Taryn Simon nous propulse ainsi dans des lieux surprenants, improbables, insolites, révélant les mécanismes d’une société dont les enjeux essentiels se décident dans des huis-clos rendus inaccessibles à la population.
La force de ces investigations réside alors dans leur capacité à franchir les barrières auxquelles se heurte habituellement tout citoyen. Si seule une certaine élite semble avoir accès au cœur des choses, comme si la vérité devait nécessairement être élitiste ou bureaucratique, les installations de Taryn Simon fonctionnent comme de véritables dispositifs de «dévoilement», reprenant en cela le concept d’«alètheia» des philosophes grecs ou de Heidegger: la vérité n’est pas donnée, elle est masquée, dissimulée, et seul le geste du «dévoilement», justement, peut la faire éclater au grand jour.
Taryn Simon opte d’ailleurs pour une esthétique léchée, aseptisée, quasi clinique, afin de souligner le caractère sacré de ces institutions établies à la marge des affaires courantes – mais qui les dirigent pourtant. L’artiste nous mène dans le local où un câble sous-marin transatlantique finit sa course, distribuant la fibre optique dans tout le pays. Elle nous guide dans l’antichambre de la branche de communication artistique de la CIA, qui a promu indirectement certains courants américains sur le marché de l’art, afin de concurrencer l’esthétique et l’idéologie soviétiques.
La série Contraband revient quant à elle sur les saisies des douanes de l’aéroport JFK à New York. Taryn Simon considère cette œuvre comme une véritable performance, où pendant cinq jours non-stop, elle a photographié plus de mille objets interdits qui tentaient de rentrer sur le territoire américain. L’artiste propose ainsi un inventaire des articles saisis, présentant leur photographie sous plexiglass, sur fond neutre, comme s’il s’agissait d’un travail d’entomologiste. Car ces objets sont regroupés par thème ou famille, et dessinent un portrait en creux des mœurs de l’Amérique, à travers ce que le pays admet, juge dangereux ou ne tolère pas. On remarque que la contrefaçon de marques y occupe une place de choix, affirmant la volonté du pays de protéger les locomotives du capitalisme (luxe, automobile, tabac, mode, industrie du film).
Toutefois, l’œuvre de Taryn Simon ne se cantonne pas au territoire américain, et s’ouvre aussi au monde globalisé. A cet égard, A Living Man Declared Dead and Other Chapters I–XVIII constitue sans nul doute le point d’orgue de son travail, et part à la rencontre de seize familles provenant de divers horizons (Espagne, Allemagne, Bosnie, Ukraine, Inde, Chine, Corée, Irak, Australie…). Si l’artiste suit encore un protocole extrêmement strict, alignant les portraits des membres de chaque famille sur un même fond neutre, allant du plus âgé au plus jeune, les légendes, textes, et documents officiels qui accompagnent ses photographies, nous renseignent sur le contexte dramatique dans lequel se trouve chaque groupe (ou duquel il est issu): une famille indienne expropriée de ses terres par une administration corrompue, un ingénieur sud-coréen kidnappé par le gouvernement de Kim Jong-il, les descendants de Hans Frank, conseiller juridique personnel d’Hitler, les survivants du massacre de Srebrenica…
A Living Man Declared Dead and Other Chapters I–XVIII explore non seulement les rapports entre textes et images, mais se demande encore comment témoigner de l’absence des êtres ou de ce qui ne peut être représenté. Les installations censurées par le gouvernement nord-coréen, qui n’ont pu franchir la douane, sont ici figurées par de grands panneaux noirs. Les individus n’ayant pu ou voulu se faire photographier, sont cryptés ou cèdent leur place à des cases vacantes, dont les légendes expliquent les circonstances de leur défiance ou de leur absence.
Et, en mimant le fonctionnement des registres administratifs fondés sur la collecte, les listes et le souci d’exhaustivité, Taryn Simon interroge le statut des archives et des sources officielles comme lieu présumé de la vérité. La photographie et les documents ne sont pas systématiquement au service du vrai, et peuvent tout autant servir à manipuler ou instrumentaliser des êtres, des faits avérés, des situations historiques.
Ce soupçon planant sur l’inventaire, et les versions officielles qu’il justifie, nous invite alors à ne pas nous satisfaire de ce que l’on nous donne à voir, ou du moins, à rester méfiants face à tout ce qui se prétend exhaustif et objectif. Or, telle est justement l’une des prétentions de la Picture Collection de New York, plus grande bibliothèque de prêt d’images au monde, fondée en 1915, et recensant plus de 1,2 millions de visuels. Car la Picture Collection correspond à une certaine utopie, à savoir créer un catalogue exhaustif du monde ou un panorama complet de son histoire, et s’avère symptomatique d’un besoin compulsif d’archiver, comme si le monde entier pouvait s’épuiser et être intégralement représenté à travers les images que nous produisons.
Mais la récolte des visuels, qui se fait au hasard, au gré des donations, et mêle tout type d’images, est-elle tout à fait neutre? Ou n’obéit-elle pas plutôt à des codes d’archivage arbitraires, propres au contexte politique, social et culturel d’un pays? Si les méthodes de classification changent avec le temps, le fonds d’images est lui-même en perpétuelle réorganisation, à l’instar des demandes du public qui varient en fonction des époques. En réalité, le système d’archivage ne fait que suivre notre propre catégorisation du monde, notre manière de le voir, de le découper, de l’interpréter: des idéologies latentes y sont toujours à l’Å“uvre. Taryn Simon souligne finalement que les moteurs de recherche actuels suivent la même logique que la Picture Collection, dont les hashtags occupent la même fonction que les termes utilisés en en-tête des dossiers de la bibliothèque. Ainsi, Google ou Twitter ne feraient que répéter le même pattern mis en place en 1915 par la New York Public Library.
Å’uvres
— Taryn Simon, White Tiger (Kenny), Selective Inbreeding, Turpentine Creek Wildlife Refuge and Foundation Eureka Springs, Arkansas, An American Index of the Hidden and Unfamiliar, 2007.
— Taryn Simon, Cigarettes & tabac (abandonnés/illégaux/interdits) Contraband (détails), 2010.
— Taryn Simon, Larry Youngblood, Alibi location, Tucson, Arizona With Alice Laitner, Youngblood’s girlfriend and alibi witness at trial, Served 8 years of a 10.5-year sentence for Sexual Assault, Kidnapping and Child Molestation, The Innocents, 2002.
— Taryn Simon, Folder: Financial Panics, The Picture Collection, 2013.
— Taryn Simon, Detail, Chapter XI, A Living Man Declared Dead and Other Chapters I–XVIII, 2011.