Présentation
Dominique Brebion
Vous êtes ici
Texte de Dominique Brebion
«La langue créole dit «ici-là » sans doute pour élargir en infini d’espace les forces de l’ici? Elle insiste très souvent «ici-là minm», ici-là même, nulle part ailleurs qu’ici qui est pourtant là -bas ou là -haut (d’où la langue créole titre «là minm», tout de suite, sur le champ) comme pour effacer décidément l’opposition entre ici et son entour proche ou lointain.» (Edouard Glissant)
Comment les artistes de la Caraïbe perçoivent-ils ce nulle part ailleurs qui est le leur, mais qui reste un là -bas exotique et lointain à l’improbable localisation pour les non natifs? «Lors de mes successives visites au Royaume-Uni, mes amis égrenaient la liste d’innombrables îles exotiques, tâchant de se rappeler où je vivais mais se souvenant tout juste que c’était une île tropicale sans parvenir à la situer avec exactitude.» (Rex Dixon)
Ces îles tropicales, ces «islands in the sun» (Alex Burke), pour peu que l’on en soit originaire et que l’on y vive, révèlent vite l’envers du paradis: «Fardeau du contexte, fardeau de l’histoire, fardeau du lieu d’origine. C’est fatiguant de le répéter, d’autant plus fatiguant que c’est vrai, mais fardeau d’être né dans une petite région périphérique où la sensibilité individuelle est piégée de tous côtés par les idéologies, les mythes nationaux, les stéréotypes, par toute la complexité des attentes générées par ce que signifie être un artiste de la Caraïbe vivant dans la Caraïbe.» (Christopher Cozier)
Les dessins de la série Tropical Night de Christopher Cozier, variations sur le thème être «de et dans la Caraïbe», communiquent sa perception à la manière d’un journal intime en images, prise de notes quotidienne, méditation ininterrompue. Quel monde suggèrent ces images? Une île déroutante? Une île sinistre? Une île captivante?
Les oeuvres réunies pour l’exposition «Vous êtes ici» sont toutes l’expression d’un regard critique. Comme le dit Christian Boltanski, «l’art consiste uniquement à poser des questions, à susciter des émotions sans avoir de réponse.»
La posture de l’artiste, le regard qu’il porte sur le monde compte aujourd’hui bien plus que la recherche de beauté. Et ce regard de l’artiste sur le monde n’est pas neutre: il est celui d’un sujet pensant, participant de ce monde.
Compte tenu du processus de dématérialisation et d’intellectualisation de l’oeuvre, le concept de l’oeuvre devient l’oeuvre. Cette dernière s’élabore principalement pendant la phase mentale de conception et aujourd’hui, l’art est en perpétuelle évolution, il se redéfinit en permanence, pratique l’hétérogénéité, s’incarne dans une pluralité de formes, use de matériaux hétéroclites, nouveaux, incongrus, devient même quelquefois immatériel, comme le montrent les oeuvres réunies pour cette exposition.
L’intensification de la communication virtuelle et des voyages, la délocalisation des oeuvres des grands musées universalisent la créolisation et encouragent le dialogue? «Maintenant à l’étape de l’hybridation et de la mondialisation, tout le monde a plusieurs identités.» (Christine Buci-Glucksmann)
Et quand nous parlons de «nous» et «d’ici», nous parlons aussi de toi et de partout ailleurs.
«Agis dans ton lieu et pense avec le monde. Agis ici en même temps que tu pense là , c’est-à -dire, fais en sorte que ton action soit aussi une contre action, qu’elle s’enrichisse de sa propre dubitation et qu’elle s’étende alentour.» (Edouard Glissant)