Les panoramas de la campagne du nord du Rhin, les points de détails paysagers et les études d’arbres rythment différentes séries de portraits d’August Sander, eux-mêmes plus divers ou hétérogènes qu’on pense, accrochés aux cimaises.
Ces vues romantiques, bucoliques, éternelles de paysages westphaliens contrastent avec les portraits typiques, relativement contingents, de catégories sociologiques muables au cours des décennies. L’œuvre dans son ensemble, le travail pictorialiste comme l’entreprise documentariste, est bellement éclairée et parfaitement mise en valeur dans le cadre flambant neuf —récemment restauré—, à échelle humaine, de l’atelier parnassien d’HCB.
Le photographe progressiste August Sander s’est lancé dès les débuts de sa carrière, dès les années dix, dans un projet inabouti qu’il intitula Hommes du XXe siècle, dont le parachèvement sera contrarié aussi bien par la censure nazie que par les destructions résultant des bombardements alliés de 1944.
Ce portrait de l’Allemagne de la République de Weimar prend, on le sait, la forme d’un inventaire «objectif», neutre, scientifique, d’une typologie (plus proche de la tragédie que de la comédie humaine) rapportée aux métiers aussi bien qu’aux classes sociales auxquelles appartiennent les modèles photographiés.
Les événements à venir en Allemagne allaient montrer les limites de la physiognomonie, «science» mise au point par le Suisse Johann Kaspar Lavater, qui a pu intéresser ou séduire August Sander, qu’appréciait Balzac et dont se méfiait Sainte-Beuve.
L’exposition, comme l’étude du photographe, met sur le même plan de parfaits inconnus (Le Fermier, 1910; Monsieur l’instituteur, 1910; La Mère et sa fille, 1912; Des nains, 1913; Les Frères, 1918; Le Pasteur de village et ses enfants, 1920-1825; De jeunes filles, 1925; Le Prêtre catholique, 1927; Le Mineur invalide, 1927; Le Livreur de charbon berlinois, 1929; Le Pâtissier; L’Herboriste, 1929; L’Huissier, 1930; Des Gaziers, 1932; sans oublier son chef d’œuvre: Le ManÅ“uvre, 1928…) et les VIP de la politique (Le Président du Reich Paul von Hindenburg et le maire de Cologne Konrad Adenauer, 1926) ou des arts.
D’après Suzanne Lange, spécialiste d’August Sander, le photographe a distingué différents groupes et thèmes: «Le paysan», «L’artisan», «La femme», «Les catégories socioprofessionnelles», «Les artistes», «La grande ville», ainsi qu’un septième groupe intitulé «Les derniers des hommes», traitant de la vieillesse, de la maladie et de la mort.
Les cadrages donnent suffisamment d’air aux modèles. Les personnages sont généralement captés en lumière naturelle, sans aucun effet de mise en scène ostentatoire. Simplement, les individus se sont eux-mêmes endimanchés (Les Trois fermiers se rendant en ville, en 1914). August Sander les a voulus, autant que faire se peut, dans leur cadre «naturel», en plein travail (Le Pâtissier) ou, au contraire, en période de repos (Les Forains).
Alfred Döblin, l’auteur de Berlin Alexanderplatz, roman «simultanéiste» qui dépeint le milieu de la pègre, le lumpenproletariat et le petit peuple berlinois, évoque le travail d’August Sander en ces termes: «Comment faire de la sociologie sans écrire mais en montrant des images, des photos de visages, voilà ce à quoi parvient le regard de ce photographe».
Et il est vrai que, malgré le caractère posé de portraits qui n’ont rien de spontané ou, en tout cas, d’instantané, de pris sur le vif —August Sander a continué à utiliser sa chambre noire, longtemps après l’apparition du Leica, à travailler en pose relativement longue de plusieurs secondes —, certains détails ne trompent pas, qui «documentent» l’époque d’avant la crise mondiale de 1929, et celle qui suit.
De ces visages dont parle Döblin, ce qu’on retient surtout est l’intensité des regards, le côté soucieux, parfois désemparé, jamais complètement relâché des individus. Ces regards, même aveugles, que nous regardons nous regardent pour l’éternité. La mélancolie qui se dégage de chaque regard face caméra, de chaque portrait et même de chaque paysage, caractérise en profondeur la photographie de Sander. Les individus qui ont posé pour lui nous transmettent non seulement des signes de leurs occupations mais des traces de leurs préoccupations.
Cette inquiétude, ce malaise, cet ombrage sont sans doute communicatifs. Ils peuvent opérer en tout cas sur le spectateur contemporain. Même lorsque les sujets sont saugrenus, comme c’est le cas des artistes circassiens posant tristement en 1926 (notamment de la jeune fille aux yeux vagues dans sa caravane), de «freaks» en tous genres, ou de ces Deux Boxeurs photographiés en 1928 formant un couple antagoniste, dialectique et en principe comique —un grand et un petit, un Auguste et un clown blanc, un Galouzeau et un Nagy-Bocsa…—, que le plus râblé des deux, au nez écaché lui donnant de faux airs de Michel Simon, esquisse un sourire, ils ne parviennent pas à déclencher la franche hilarité.
Le portrait de la Secrétaire de la radio WDR (1931) fait penser aux tableaux «objectifs», de Christian Schad, à son Autoportrait avec modèle (1927), à Sonja (1928) et Maika (1929) mais aussi à ceux, teintés d’expressionnisme, d’Otto Dix: à La Danseuse Anita Berber (1925) et, surtout, au portrait saisissant de la journaliste Sylvia von Harden (1926).
Il semblerait d’ailleurs que Sander se soit contenté d’inverser de gauche à droite cette fameuse composition de femme androgyne à la cigarette de Dix. Il existe une autre prise de vue, plus proche de ce modèle pictural, qui découvre les genoux de la secrétaire et montre la chaise sur laquelle la secrétaire pose —ou repose.
August Sander
— Secrétaire à la Westdeutscher Radio de Cologne, 1931 (épreuve moderne 1995).
— Le pianiste (Max van de Sandt), vers 1925.
— Jeune fille, Westerwald, vers 1925 (épreuve moderne 1998).
— Escargots dans les vignes, années 1930.
— La boucle du Rhin près de Boppard, 1938.
— Jeune fille en roulotte, 1926–1932 (épreuve moderne 1993).
— Mains d’un travailleur occasionnel, vers 1930.
— Peintre (Anton Räderscheidt), 1926.
— August Sander dans le Siebengebirge, vers 1941.
— Le Fermier, 1910.
— Monsieur l’instituteur, 1910.
— La Mère et sa fille, 1912.
— Des nains, 1913.
— Les Frères, 1918.
— Le Pasteur de village et ses enfants, 1920-1825.
— De jeunes filles, 1925.
— Le Prêtre catholique, 1927.
— Le Mineur invalide, 1927.
— Le Livreur de charbon berlinois, 1929.
— Le Pâtissier.
— L’Herboriste, 1929.
— L’Huissier, 1930.
— Des gaziers, 1932.
— Le Manœuvre, 1928.