Qu’est ce que voir au-delà de ce qui est visible? Voilà le défi de cette exposition: accéder à ce qui ne se donne pas d’emblée à voir en suivant le chemin sensitif d’une certaine déconstruction de l’acte de «voir».
Faisant corps avec l’espace environnant, les œuvres de Miquel Mont invitent à poser un regard tactile sur la peinture. L’épaisse coulure rouge à même le mur qui ouvre l’exposition en filant du plafond au sol comme une signalétique quasi biologique, ou encore le mur quadrillé de traînées jaunes régulières dans le hall d’entrée, se «voient en passant», transforment l’acte de voir en un geste naturel et presque touristique qui nous libère de toute connotation pesante sur la peinture.
Toujours dans le champ de la matérialité, mais avec une approche plus ancrée dans l’histoire de la peinture, l’huile sur toile d’Eugène Leroy, intitulée Couple sombre, propose un véritable tourment formel de matière colorée où le geste du peintre est mis au service des couches et sous-couches infinies de la toile. Dans cette voie, Tal Coat, avec son Sans titre, huile sur verre, nous invite à approcher l’insondable et reluisante matière verte sans jamais trop s’y aventurer.
Ces deux œuvres font écran au regard tant elles manifestent leur épaisse matérialité qui n’est pas sans rappeler l’épaisseur d’une certaine historicité de la peinture. Cette strate du visible qu’est la matérialité de l’œuvre nous renvoie, comme un effet boomrang, une impasse de la matière, et nous permet d’atteindre quelque chose de plus évanescent qui serait la notion de «vide» ou d’absence. Ce serait en quelque sorte quand la peinture pêche par excès…
Dans un autre type d’excès, celui du geste de la répétition et de l’ordonnance du dessin, Alix Le Méléder déploie cette notion de vide en épurant toute sensation de matérialité au profit de la sensation de l’espace. Ses toiles Sans titre aux traces rouges informelles re-délimitant les bords de la toile, et aux éclaboussures rouges parsemées d’infimes éclats bleus et jaunes, distordent nos repères visuels géométriques. Le centre étant absent de la toile, c’est un équilibre par l’absence qui s’établit et recadre notre regard sur les bords pour finalement toujours replonger dans ce néant qui provoque nos sens de l’orientation.
Cette recherche sur le centre qui serait éclaté vers une dimension plus vaste—mêlant l’espace extérieur à l’intériorité de l’être—, et dont le but serait de déconstruire nos repères visuels pour atteindre des repères sensitifs situés au-delà de l’œuvre, se retrouve dans le travail de Ann Veronica Janssens sous une forme plus proche de ce que l’on nomme «arts visuels». La projection Scub Color consiste en une succession de flashs colorés rectangulaires comme l’apparition stromboscopique d’écrans de lumière. Ces écrans se mangent ou se lient dans des effets de zooms et provoquent un écoulement permanent de nos sens pris en otage, non plus retranchés par un centre absent, mais par une évanescence purement visuelle à la fois libératoire et aliénante. Ici, l’hyper visuel nous amène à la sensation visuelle, et ce qui était de l’ordre du visible devient un résidu d’expérience, quasi nostalgique.
Cette nostalgie remonte à la surface dans les tableaux de Marc Desgrandchamps qui présentent, en un jeu de transparences, des scènes d’extérieur, jardins et piscines, entre Le Déjeuner sur l’herbe et David Hockney. La matérialité de la peinture se dilue en coulures aux teintes délavées et la scène devient un arrière-plan plus ou moins perceptible. Parfois deux personnages se superposent dans une forme noire proche de la sérigraphie. Cette juxtaposition par transparence des matières picturales interroge les différents médiums qui peuvent être mobilisés. Et l’effet de dissolution de la scène favorise un regard nostalgique sur les références picturales et sur le sujet lui-même.
La mise en scène spectaculaire du gigantesque triptyque de Ida Tursic et Wilfried Mille, conçu spécialement pour l’exposition du Plateau, fait le parcours du visible au lisible. Une scène pornographique chatoyante se déroule au long des trois toiles dans un réalisme où le fantasme se mêle à des formes reconnaissables. Un liquide jaune à la fois épais et nuageux se déverse du sein d’une femme blonde, à gauche pour s’échoir sur la chevelure d’une brune riant aux éclats, à droite. Cette traversée jouissive rencontre le monde des formes rondes et gestuelles et traverse les couleurs éclatantes. À l’instar de notre culture de l’image se retrouvent mêlés sur un même plan la réalité et le fantasme, le visible et sa représentation. Dans cette absence de frontière, «voir» devient un acte pornographique, mais libéré.
Les traces de notre imaginaire culturel se retrouvent également dans le travail de Walter Swennen qui dessine dans un trait grossier et vif des personnages de publicité sur fond de peinture abstraite (King Leo). La peinture devient un acte à temporalité distendue. L’abstraction est le fruit de pauses et de recommencements de l’artiste sur la toile, puis le dessin est un saisissement sur le vif de figures qui traversent son imaginaire. L’œuvre devient un support immédiat pour le peintre où le regard se transforme en geste, et l’acte de voir retourne au corps.
C’est le corps aussi, celui de Cécile Bart, qui décide de l’inscription des œuvres dans l’espace. Ses voiles de tergal tendus sur cadre et posés sur l’angle du mur laissent apparaître un rectangle de peinture produit sur le même matériau et collé au mur. La perspective visuelle se mêle à la perspective physique. C’est le déplacement du spectateur qui transforme la vision de l’œuvre. Bien que de grande taille et de structure imposante en trois dimensions, ces œuvres sont assez discrètes, dégagées de leur raideur formelle et matérielle. Ici encore, un écart sépare l’acte de peindre et l’acte de voir.
Ce paradoxe entre une discrétion du «voir» et une raideur du «faire» s’affirme encore dans les travaux de Guillaume Millet. L’artiste balance dans un va et vient de techniques diverses, au point que chaque œuvre semble être due à un autre artiste. Ses dessins au crayon de couleur jaune pâle Scène de genre, encadrés, sous verre et alignés, nous laissent dans le trouble quant à ce qui s’y joue. La fragilité du trait, la porosité des teintes pâles confondues du blanc au jaune, se retranchent derrière une mise en œuvre et un accrochage extrêmement formalistes. À l’inverse, la série des Sans titre exacerbe le contraste et la forme de scènes que l’artiste a photographiées puis travaillées à l’acrylique sur toile jusqu’à l’épuration maximale des signes de l’image. Ne laissant plus au spectateur que la possibilité d’adhérer à froideur formelle de la scène initiale.
Comme un éclat de lumière, Aurélie Nemours vient ponctuer l’exposition. Quator JF, faite de quatre toiles d’un jaune éclatant juxtaposées en carré, mène vers un au-delà de la matière qui n’est qu’au service de son dépassement. Du côté de la contemplation, que l’artiste juge comme regard actif, se situe donc un «voir» de la peinture que la peinture porte en elle. Presque comme un secret qu’elle retient jusqu’à la tentation du regard du spectateur.
C’est comme un jeu en somme que de manipuler le «voir» en traversant les couches du visible: en sur-visible, la matière; par delà le visible, la lumière; en deçà du visible, l’absence (le néant); et au creux du visible, les strates émotionnels.
L’exposition fait apparaître que «voir» est un acte distendu entre le corps et l’esprit et que la peinture, en ce sens, invite toujours à une autre peinture pour complexifier ce mouvement de nos sens. Dans sa diversité, la peinture à la fois nous libère et nous contraint, au même titre que «voir» est ce va et vient entre prendre et recevoir.
Adam Adach
— Maisons Blanches, 2003. Huile sur bois. 130 x 162 cm.
— Cours du soir , 2003. Huile sur bois. 46 x 38 cm.
— Mondo novo, 2003. Huile sur toile. 61 x 120 cm.
— Plan B, 2003. Huile sur bois. 130 x 162 cm.
Isabelle Arthuis
— Sans titre, 2003. Installation pour l’exposition «Voir en peinture».
Martin Barré
— 87-89–108 x 108, 1987-89, Acrylique sur toile. 108 x 108 cm.
Cécile Bart
— En deux temps trois, 2003. Peinture glycérophtalique, tergal «Plein Jour», châssis aluminium.
Marc Desgrandchamps
— Sans titre, 2001. Huile sur toile. 200 x 150 cm.
— Sans titre, 2002. Huile sur toile. 200 x 140 cm.
— Sans titre, 2003. Huile sur toile. 35 x 43 cm.
— Sans titre, 2003. Huile sur toile. 35 x 43 cm.
Philipp Guston
— Sans titre, 1971. Huile sur papier marouflé sur bois. 55 x 71,5 cm.
Ann Veronica Janssens
— Scub color, 2002. DVD.
Alix Le Méléder
— Sans titre, 2003. Huile sur toile. 200 x 200 cm.
— Sans titre, 2003. Huile sur toile. 200 x 200 cm.
— Sans titre, 2003. Huile sur toile. 60 x 60 cm.
Eugène Leroy
— Couple sombre, 1970-1979. Huile sur toile. 114 x 146 cm.
Guillaume Millet
— Sans titre, 2003. 150 x 150 cm (chaque).
— Scène de genre, 2003. Crayon de couleur sur papier. Dimensions variables.
Miquel Mont
— Peinture emmurée rouge, 2003. Acrylique et gel sur contreplaqué. Dimensions variables.
— Grille VIII, 2003. Peinture acrylique et dessin au cordeau. Dimensions variables.
— Sans titre, 2003. Peinture acrylique et pigment sur mur.
Aurélie Nemours
Quatuor JF, 1988. Huile sur toile. 160 x 160 cm (4 toiles de 80 x 80 cm).
Tal Coat
Sans titre, 1981-1982. Huile sur verre. 20,2 x 22,5 cm.
Xavier Noiret Thomé
— Masque IV, 2002-2003. Technique mixte sur toile. 120 x 100 cm.
— Cézanne, 2003. Technique mixte sur toile. 50 x 40 cm.
— Tentation III, 2003. Technique mixte sur toile.200 x 159,5 cm.
— Toile V,( After W.S), 2003. Technique mixte sur toile. 200 x 200 cm.
Ida Tursic et Wilfried Mille
— La cérémonie (triptyque), 2003. Huile sur toile. 260 x 260 cm (chaque).
Walter Swennen
— Fumeur, 2002. Huile sur tôle émaillée. 57,5 x 58,5 cm.
— Une riche heure avec Jan Vercruyse, 2003. Huile sur toile. 120 x 140 cm.
— King Leo, 2002. Huile sur tôle émaillée. 59 x 50 cm.
— Quousque Tandem, 2003. Huile sur bois.
— Tempête, 2000. Huile sur toile. 190 x 200 cm.