PHOTO | CRITIQUE

Voici Paris. Modernités photographiques, 1920-1950

PFrançois Salmeron
@21 Déc 2012

Le Centre Pompidou vient de faire l’acquisition de la collection Christian Bouqueret, dont il expose un échantillon de trois cents photographies. Cette collection présente des tirages d’époque (1920-1950) de grande valeur, et témoigne des courants esthétiques alors en vogue, ainsi que des dimensions sociale et économique de la photographie.

La collection de l’historien Christian Bouqueret compte près de sept mille tirages. Elle a la particularité de couvrir différents courants artistiques allant des années 1920 aux années 1950, et dévoile ainsi des photographies réalisées soit par des grands noms du XXe siècle, soit par des artistes restés plus méconnus. La valeur des clichés présentés provient de leur rareté, puisque la collection ne contient que des tirages d’époque. Elle rend surtout compte d’un bouillonnement culturel sans précédent à Paris.

En effet, la Ville Lumière est ici présentée comme le cœur des avant-gardes, attirant nombre d’artistes étrangers, et comme une capitale dont la vitalité économique, malgré la guerre ou la crise, permet le développement des journaux illustrés, de la mode et de la publicité. Aux prouesses de la Nouvelle Vision et aux prises de vues fantasques du Surréalisme succèdent ainsi le néo-classicisme, le photoreportage, la photo de mode, de pub ou d’édition.

L’exposition s’ouvre avec le volet intitulé «L’œil nouveau», consacré à la Nouvelle Vision. Les principes de ce courant ont notamment été théorisés par le peintre, photographe et designer Laszlo Moholy-Nagy, qui enseigna un temps au Bauhaus. La Nouvelle Vision cherche à dégager et développer les spécificités propres à la photographie, afin de la libérer du pictorialisme et de la perspective classique. L’enjeu consiste alors à proposer des vues inédites, voire carrément inouïes, en adoptant de nouvelles perspectives. C’est d’ailleurs ce que démontrent les contre-plongées vertigineuses de la Tour Eiffel ou de poteaux télégraphiques qui nous sont proposés.

La Nouvelle Vision s’inscrit également dans le tournant de la modernité puisqu’elle se focalise sur des sujets propices à illustrer l’urbanisation et la mécanisation de la société: gramophones, automobiles ou machines industrielles remplacent les hommes. Et lorsque ceux-ci se trouvent représentés, c’est sous la forme de foules, dans des vues macroscopiques — les êtres humains apparaissent alors comme de toutes petites fourmis.

La Nouvelle Vision privilégie aussi le travail en laboratoire, avec des photogrammes, des photomontages ou des effets de surimpression, faisant de la photographie une pure écriture graphique assez proche de l’abstraction. L’heure est donc clairement à l’expérimentation, et la photographie cherche à explorer des voies inédites. Et, si une forme dite classique comme le portrait apparaît ici, elle n’est qu’un prétexte pour sonder de nouveaux champs d’expérimentations. On remarque en effet que les portraits sont exécutés suivant des surimpressions d’objets, où des formes abstraites viennent s’ajouter aux traits du visage. Ou encore, le visage fait l’objet de gros plans: la chair et les pores de la peau sont dans ce cas exploitées pour leurs qualités plastiques intrinsèques, et apparaissent dès lors comme une véritable matière pigmentée.

Le goût pour le photomontage ou la surimpression se retrouve dans la pratique surréaliste, notamment avec Man Ray. Toutefois, les surréalistes ne sont pas sensibles aux mêmes questions que celles posées par la Nouvelle Vision. Les photomontages, par exemple, à l’instar de celui de Dora Maar, ont pour fonction de créer des situations poétiques. Et si les surréalistes déambulent dans les rues, c’est parce qu’ils sont en quête de bizarrerie et de cette fameuse «étrangeté du quotidien».
Les mannequins des vitrines deviennent de curieux automates, des corps inquiétants et amputés, tandis qu’un simple ensemble de têtes de balai ou de cheminées photographiées par André Kertesz, semblent détenir un pouvoir de fascination sur notre regard. Enfin, des photos d’animaux ou des gros plans de mâchoires de poissons semblent tout droit sortis de nos pires cauchemars, et nous paraissent tout à fait effrayants avec leurs corps difformes.

A ces deux courant friands d’expérimentations, à la recherche de points de vues inédits ou de représentations innovatrices sur les corps, répond un «retour à l’ordre» dans la photographie, qui s’appuie pour ce faire sur les catégories classiques de l’art. Les tendances les plus classiques refont alors effectivement surface.
On perçoit des corps virils et sculpturaux d’athlète ou de lanceur de javelot, dont les poses visent à faire saillir les muscles ou à dessiner des lignes harmonieuses. Les corps sont tout aussi aseptisés dans les nus, dont celui de Laure Albin Guillot. L’antique, le drapé ou la nature morte redeviennent également des centres d’intérêts pour la photographie.
Et les portraits réalisés par Daniel Masclet, même si son épouse peut y arborer différentes coiffes ou maquillages assez originaux, sont toujours faits à partir de points de vue extrêmement classiques, notamment de face ou de profil, par opposition aux points de vue basculés de la Nouvelle Vision.

La photo documentaire prend elle aussi le contre-pied des expérimentations en vogue dans les années 1920 en se rattachant aux réalités sociales. Elle se focalise par là sur des sujets sociaux et sur les conditions de travail des petites gens. La crise de 1929 et l’avènement du Front Populaire apparaissent comme deux événements fortement symboliques de la première moitié du XXe siècle.
D’un côté, les photographes rendent compte des conditions de travail des petits métiers, comme avec Le Vitrier de Brassaï, ou ces clichés représentant des miniers, ou la formidable matrone (La Restauratrice) fumant une cigarette. La Misère d’André Papillon ou Les Chiffonniers relatent quant à eux des conditions de vie terribles. D’un autre côté, l’avènement du Front Populaire marque la création des premiers congés payés et ouvre l’ère des loisirs pour tous. On se détend alors, on fait la sieste, on s’assoupit sur un banc, ou on prend le train en direction du bord de mer, tandis que les bourgeois se divertissent aux courses et à Chantilly.

La photographie connaît enfin un grand essor et de nouvelles diffusions avec le développement des magazines illustrés. Elle prend alors diverses formes pour participer à l’économie: publicité de biens de consommation (Dunlop, Michelin, Palmolive) ou publicité alimentaire (biscottes et lait par Laure Albin Guillot), photo de mode, catalogue d’habits ou de lingerie pour dame…

Le monde de l’édition s’empare aussi des nouvelles possibilités illustratives que propose la photographie pour habiller la couverture des romans (on voit par exemple ici les propositions de Roger Parry pour La Condition humaine d’André Malraux). A travers ces divers genres, la photo devient un moyen de subsistance pour les artistes, et envahit peu à peu notre quotidien par la diffusion des hebdomadaires ou des affiches de réclame.

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