ART | CRITIQUE

Vivre avec ça?!

PFrançois Salmeron
@16 Sep 2014

Lili Reynaud-Dewar s’emploie avec grâce et légèreté à rejouer les chorégraphies de l’actrice Joséphine Baker à travers des performances exécutées dans des institutions d’art. A l’intimité de son corps nu dansant répondent des installations plus contemplatives et figées se déployant cette fois-ci dans un espace domestique ou un huis clos.

Lauréate du 15e Prix de la Fondation Ricard, Lili Reynaud-Dewar succède à des personnalités désormais solidement installées dans le paysage artistique français et international, tels que Natacha Lesueur, Loris Gréaud, Mircea Cantor, Raphaël Zarka ou Adrien Missika. Le Prix Ricard s’attèle en effet à promouvoir la scène émergente française en offrant notamment au Centre Pompidou une œuvre du lauréat qu’il aura désigné. En 2013, les trois vidéos de Lili Reynaud-Dewar, intitulées I’m intact and I don’t care, ont donc intégré le fonds du Centre Pompidou, et se trouvent d’ailleurs exposées dans les galeries des collections permanentes du musée.

A son tour, l’exposition «Vivre avec ça?!» présente cinq vidéos projetées sur trois télés et deux écrans suspendus, où l’on perçoit Lili Reynaud-Dewar nue, le corps recouvert de peinture sombre, dansant ou flânant dans les salles du Centre Pompidou, de l’Atelier Brancusi ou de la Fondation Generali. L’ombre de son corps se projette sur les murs des institutions ou interfère avec les films projetés dans les espaces d’exposition. L’artiste bondit, sautille, balance les bras de droite à gauche, propose des séries de petits pas, va-et-vient. Elle exécute ainsi en boucle de courtes séquences chorégraphiées. Son corps sombre contraste avec sa courte chevelure blonde. Elle perd l’équilibre, agite une jambe, saisit sa cheville, dandine son arrière-train, joue des mouvements au sol, ou tapote encore sur ses cuisses comme s’il s’agissait de tambours ou d’instruments de percussion.

Par-là, l’incroyable vitalité de ses performances évoque dans notre imaginaire les spectacles des danseuses de cabaret ou des meneuses de revue. D’ailleurs, on apprend effectivement que les mouvements exécutés par Lili Reynaud-Dewar sont des répliques de chorégraphies de l’actrice Joséphine Baker. La volonté de l’artiste de projeter en noir et blanc et sans son les films relatant ses performances peut alors apparaître comme un nouvel hommage à l’univers filmique muet des années 1920-1930, et à sa star métissée d’origine afro-américaine et amérindienne.

Le corps de Lili Reynaud-Dewar, nu et couvert de peinture sombre, nous interpelle pourtant en lui-même, au-delà de ses prouesses et de ses pas de danse. Il se dépouille de tous les apparats et de tous les artifices des meneuses de revue (plumes, bijoux, coiffures sophistiquées, frou-frou, etc.) pour ne plus apparaître que comme une pure forme, une ombre, une silhouette. En ce sens, le corps de l’artiste devient un matériau à forger et à pétrir comme on travaillerait une sculpture ou une poterie. Remarquons par-là encore que son corps évolue au milieu de salles d’exposition vides de toute présence humaine. Le corps se mêle alors uniquement aux films projetés sur les murs, se meut parmi les installations, les sculptures et les œuvres monumentales. Il devient une œuvre vivante et mouvante parmi les œuvres figées ou projetées, qui lui servent à la fois de décor et d’alter ego.

Ainsi, si le corps noir et dansant de Lili Reynaud-Dewar ne revêt pas tellement de portée politique et féministe, même s’il prend pour modèle la première star noire du cinéma (Joséphine Baker utilisant d’ailleurs sa notoriété pour aider la lutte contre le racisme et le Mouvement des droits civiques de Martin Luther King), il se présente davantage comme un marqueur du temps et de l’éphémère. Il nous documente en effet sur divers espaces d’exposition temporaires. Par exemple, la Fondation Generali a carrément disparu depuis la performance filmée de l’artiste, qui apparaît dès lors comme une trace ou un témoignage de son existence. Lili Reynaud-Dewar explore encore l’exposition de Pierre Huyghe au Centre Pompidou, et révèle sa configuration atypique se déployant dans des espaces extérieurs (les parpaings au milieu desquels se trouve une statue dont une ruche fait office de tête) ou des espaces inattendus (une patinoire, des aquariums, un tas de neige ou une montagne de sable rose).

Le travail de Lili Reynaud-Dewar sait aussi épouser différents rythmes, et ralentir le tempo effréné des chorégraphies de Joséphine Baker. On perçoit ainsi l’artiste déambuler dans les espaces des musées, fumer une cigarette, feuilleter un livre, tapoter sur l’ordinateur de l’administration, ou simplement s’étirer contre une barre dans l’Atelier Brancusi, comme s’il s’agissait d’une simple salle de répétition. A travers ces quelques activités banales, son corps n’en garde pas moins une certaine légèreté, une certaine grâce. Surtout, ces attitudes nous servent de transition vers le reste de l’exposition.

A l’intimité du corps nu de l’artiste répond alors l’intimité d’un huis-clos ou d’un espace domestique, d’une chambre. On découvre en effet quatre lits aux draps défaits dont les sommiers aux couleurs vives (jaune, vert, bleu turquoise, violet) dénotent avec l’univers noir et blanc des vidéos visionnées. Les lits vides, statiques, inhabités, aux longs sommiers horizontaux contrastent encore avec le corps bondissant des performances de Lili Reynaud-Dewar. Chaque matelas est troué par une enceinte, dont le haut-parleur diffuse soit une musique d’ambiance électro, soit des extraits de textes de Marguerite Duras ou de la poétesse Eileen Myles plaçant elles aussi les questions de la féminité, de l’intimité et de la biographie au cœur de leurs préoccupations artistiques. Sur un des lits exposés coule une fontaine d’eau noire nous rappelant la peinture sombre recouvrant le corps de l’artiste, ou l’encre de la plume des écrivains noircissant les pages vierges.

Enfin, des pyjamas masculins présentés entre deux plaques de verre sont adossés contre les murs de la galerie. Leur ton uni ou leurs rayures verticales leur prêtent un aspect austère et étonnamment strict. De plus, nous avons l’impression de passer d’un corps mouvant en 3D à des corps rigides, désincarnés, prisonniers, écrasés entre deux plaques. Chaque pyjama semble alors figé dans une pose, genou levé ou bras attrapant une cheville, comme s’il exécutait des mouvements d’assouplissement ou participait à une séance de gym suivant la musique électro diffusé dans la galerie.

Å’uvres
— Lili Reynaud-Dewar, Live Through That (Atelier Brancusi) (détail), 2014. Vidéo blanc & noir (sans son). 7 min 35 sec
— Lili Reynaud-Dewar, I Am Intact and I Don’t Care (Huygue) (détail), 2013. Vidéo blanc & noir (sans son). 9 min 14 sec
— Lili Reynaud-Dewar, Live Through That (Index) (détail), 2014. Vidéo blanc & noir (sans son). 6 min 38 sec
— Lili Reynaud-Dewar, Vivre avec ça?!, 2014. Pyjamas d’homme, verre, ruban adhésif. 165 x 300 x 2.5 cm. Live Through that?!, 2014. Lit, draps, haut-parleur, ampli, lecteur CD, mélodie (en boucle). 39,5 x 181 x 83 cm. Live Through that?!, 2014. Lit, draps, fontaine, encre. 41,5 x 188 x 133,5 cm

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