ART | EXPO

Visions

27 Sep - 23 Nov 2008

"Visions" rassemble trois expositions à Montbéliard, Gray et Belfort qui présentent des artistes qui participent des multiples significations que ce mot peut recouvrir.

Kenneth Alfred, Jérôme Boutterin, Guillaume Mary, Catherine Geoffray, Juliette Jouannais, Marie Ducaté, Viviana Blanco, Christiane Durand, Claudie Floutier, Eric Corne, Marie-Hélène Fabra, Tomas Espina, Frédéric Clavère
Visions

« Visions » rassemble trois expositions à la fois différentes et complémentaires. Elle présente des artistes qui par-delà ou plutôt avec leurs différences participent des multiples significations que ce mot peut recouvrir.

« Visions » comme manière de voir ou de concevoir concerne tout particulièrement les deux artistes présentés au Musée Baron Martin à Gray : Kenneth Alfred et Jérôme Boutterin.
S’ils entretiennent tous les deux une relation au paysage, celui-ci est plus un déclencheur que le sujet central du tableau. Comme si, se nourrissant du monde, ils devaient s’en détacher, en quelque sorte s’en abstraire pour donner vie à la peinture. Celle-ci relève ici d’un jeu de correspondances qui fait subrepticement évoluer le paysage du statut de sujet à celui de motif. Motif qui progressivement est absorbé par le jeu même de la peinture, sa lumière, sa couleur, ses gestes et lignes qui organisent cet espace singulier et irréductible à notre environnement qu’est le tableau.

Chez Kenneth Alfred, on est face à un scintillement qui dissout le visible dans les rets du trait et de la couleur. Dans les entrelacs de cet espace, la mémoire des lieux et des choses se fait partition et composition. Sa peinture évoque sans jamais décrire. Jérôme Boutterin revendique cette expérience singulière qui fait que la peinture n’est tout entière préoccupée que d’elle-même et que c’est de cette position qu’elle peut dialoguer avec le monde. Que cette présence aujourd’hui passe par une ritualisation de ses procédés, une intelligence et expérimentation de ses outils et de ses modes opératoires ; en multipliant les angles d’approche et la vitesse de croisière.

Elle est encore présente chez les trois peintres qui occupent les cimaises de l’école d’art de Belfort. Guillaume Mary en passe par une simplification formelle et chromatique délibérée comme s’il recherchait dans le paysage et les choses le squelette, la charpente. Le trait qui configure ses «structures» sont dans des camaïeux sourds qui démentent le réalisme de la vision et affirment l’ambiguïté du perçu.

Catherine Geoffray part d’un paysage qui fonctionne comme un cliché, «Remember impressions au soleil…». Sa barque rappelle la Grande jatte ou les plans d’eau de Giverny, les buvettes des bords de seine. Elle est traitée sur le mode d’un pointillisme aux couleurs pop, riche des artefacts qui nous font passer du vinyle à l’univers pixellisé de la télévision. Ici le jeu de la touche et du gros plan se donne comme l’équivalent de la pixellisation et nous fait quitter les rives du réel pour nous emporter dans les méandres du pixel : il produit de l’abstrait avec du concret. Les compositions florales ou marines de Juliette Jouannais usent de la polychromie pour in-définir l’identité des formes dans le chatoiement des couleurs et l’entrelacs des lignes. Leur revers au contraire, par la monochromie, affirme les contours, la forme et le plan.

Quand on arrive vers les rives du 19 et du musée Beurnier-Rossel à Montbéliard, il faut entendre «Visions» au sens de perceptions imaginaires qui en quelque sorte hallucinent le réel. Elles le recomposent dans les arcanes de l’onirique, du grotesque et du merveilleux et jusqu’à ouvrir les portes
de l’inquiétante étrangeté, des territoires obscurs que nous affleurons, voire du monstrueux que l’on peut entrevoir. Non que le réel ne s’absente pour laisser place au surnaturel. Disons qu’il se réincarne dans un espace relevant de l’élégiaque et du paradisiaque. L’exposition propose un cheminement qui va du paradis à l’enfer, du rêve au cauchemar et du merveilleux au monstrueux.

Il y a chez Marie Ducaté un art de réinventer allégrement le monde, de le dépeindre comme le paradis de la perception. Il y a ainsi ces paysages mythologiques fondateurs qui semblent pouvoir associer le début et la fin, la violence inaugurale et la sérénité de l’Eden comme les muraux de
Viviana Blanco. Dans ses dessins, les contrastes du noir et blanc sont mis à profit pour tendre vers un univers très dessiné mais sans réalisme ni valeur descriptive. La tension est produite par le jeu des lignes et des hachures qui structurent le décor de la « scène ». L’inclusion de figures animales définies par leur masse et leurs contours, sans expression d’un sentiment ou d’un « caractère » donne un aspect archétypal, sans fonction mimétique et sans psychologisme. Ils acquièrent ainsi une ambiguïté signifiante qui les place sur un fil instable, entre annonciation et évocation. On ne sait pas vraiment si l’on est avant ou après le déluge.

Il y a les songes de Christiane Durand qui créent des mondes où les genres et les êtres s’entremêlent et se bouturent dans les rêveries polymorphes d’un merveilleux qui ignore les frontières entre l’humain, le minéral et le végétal, entre les sexes et les générations. Il y a les rencontres de Trobeïrice, alias Claudie Floutier, qui associent le légendaire et le séculier : au creux d’une fleur, d’un motif ou d’une merveille de l’art surgissent les figures de nos déchirements et de nos violences.

Les paysages d’Eric Corne sont des théâtres de mémoires multiples où l’art croise la vie et ses déflagrations, où se dessinent les indices du tragique de notre temps, qui dépeignent la proximité entre l’édénique et le mélancolique. Face à une tour moderniste, une maison nous rappelle soudain l’île des morts chère à Böcklin. Elle nous entraîne sur le versant noir de notre humanité que le symbolisme et quelques inspirés de la Mittle Europa ont su exprimer et pressentir. Voici des « rêveries » aux couleurs de la mélancolie. Dans le monde cauchemardesque et grinçant des scènes de Marie-Hélène Fabra, tout concourt à un sentiment d’inquiétude visuelle. Elles nous embarquent sur une barque dont les Charons furent Füssli, Goya et l’inquiétant Chirico. Une vision saturnienne, un ébranlement des certitudes qui vient défaire la tranquillité des êtres et du monde.

Une vision qui déchiquette l’ordre des choses : c’est ce que dessine en une funèbre et grandiose partition, au noir de la pensée, la reprise (comme on revient sur l’essentiel) du jugement dernier de Jérôme Bosch par Tomas Espina. Il nous offre le spectacle spectral d’un monde corrodé par son
ombre. Nous serons, pour ceux qui ne s’en retourneront pas à la lumière, précipités avec une féroce et joyeuse sauvagerie digne des plus sabbatiques rêveries dans les flammes de l’enfer qu’a peint pour notre maléfique bonheur Frédéric Clavère. Mais qui brûle dans les flammes ? Les pécheurs ou la cohorte des mécréants qui de Prométhée à Spartacus, de Fourrier à Sade ont choisi d’arracher aux chaînes de la loi et de la morale l’expérience de la vie, de la passion et du désir.

Emporté par nos Visions, il faudra nous rappeler que l’enfer n’est pas que le territoire de l’expiation mais aussi ce lieu où l’on enferme ce qui est obscène dans la littérature et l’art et il nous faut rappeler enfin que l’art passe son temps à oublier et à se remémorer sa propre histoire. Cette appétence qu’il a à se retourner sur son passé, à la remettre en perspective et en jeu, lui donne cette qualité singulière qu’il a de cristalliser dans les formes, les images et les couleurs l’expérience du monde. Tout en la bouleversant.

AUTRES EVENEMENTS ART