Pauline Curnier Jardin
Viola Melon, Baiser Melocoton
Pauline Curnier Jardin nous propose d’aller regarder sous la jupe de Déméter, voir si les melons y sont encore de saison, si les meringues ne sont pas trop imbibées et si le velours y est accueillant. Au départ, c’est l’histoire de deux filles un peu éméchées qui gesticulent dans un champ. A la fin, évidemment, ça tourne mal. Pas qu’elles soient plus bêtes que d’autres, non, elles ont même l’air plutôt bien informées et tiennent un discours sur l’alcool à la fois scientifique et rationnel. Mais comme dans toutes les histoires qui contiennent un fond de vérité, ça finit rarement bien.
Cette introduction ne serait pas complète si on ne mentionnait pas le tour de passe-passe inédit qui se trouve au centre de l’exposition et pose une question à laquelle on croyait savoir répondre: comment fait-on les meringues? Dans les contes de fées, ça donne quelque chose comme ça: préparez votre, préparez votre pâte dans une jatte, dans une jatte plate et sans plus de discours allumez votre, allumez votre four. La protubérance aérienne et goutue qui en sortira sera à la fois sucrée et protéinée. Ça, c’est la manière dont on aimerait tous que ça se passe, mais dans cette histoire il en est autrement. C’est un peu comme si Georges Devereux avait rencontré Jacques Demy et, qu’en cette occasion, le cake d’amour s’était transformé en meringues du courroux. Les meringues exposées ici sont des meringues métaphoriques, voire même des meringues cirrhotiques. Oui, parce les deux filles qui font les cagoles dans le champ de melons et qu’on observe projetées à travers les yeux géants de Déméter, la déesse elle-même s’est, comment dire, un peu énervée contre elles. à force de les voir profaner ses récoltes comme deux impies, elle a décidé de les punir et de transformer leur foie en meringue
— quand la cruauté se fait poétique elle n’en est pas plus douce.
Déméter, déesse des moissons et de la fécondité, a laissé ces jeunes femmes blasphémer jusqu’à ce qu’elle décide que, hop ça suffit les bêtises. Et la punition a été radicale, irrévocable et clairement grotesque — qu’est-ce qu’elles pourront faire d’une meringue à la place du foie?
Elles ne pourront plus boire une goutte de quoi que ce soit puisque leur meringue-foie fondrait au contact du liquide. Mais ça peut bien être égal à la déesse toute-puissante. Elle s’en fout, elle est déesse. Oui, la vie est injuste. C’est comme ça dans toutes les bonnes tragédies.
De même que la vidéo entremêle un discours scientifique rationnel et une gestuelle sympathiquement vulgaire, l’exposition se déploie selon une pensée courbe. Elle se répand et se rétracte pour nous faire glisser des coulisses de l’action aux coulisses de l’histoire. Le visiteur n’est jamais dans la scène, toujours autour ; soit en observant les peintures de Curnier Jardin qui suggèrent d’infinies variations autour d’un scénario ancestral, ou bien en regardant la vidéo installé simultanément sous la jupe et sur les cuisses de Déméter — ici matérialisée en sculpture-fauteuil aux formes opulentes et offertes à nous pour un corps à corps joyeusement régressif. La déesse colérique nous prend sur ses genoux et nous accueille tendrement tout en punissant dans un excès de sucre meringué les jeunes femmes inconscientes. La figure archétypale de la mère au regard bienveillant et à la vengeance sans mesure est à la fois généreuse à l’excès dans ses formes et handicapante. Déméter occupe le centre de l’exposition dans toute son ambivalence encombrante et donne littéralement forme au récit. Arbitraire et changeante, elle agit selon son bon vouloir pour transformer le cours de l’histoire.
Le mode narratif choisi ici est à la fois baroque et kaléidoscopique, opulent et déhiérarchisé. Il se manifeste dans la présentation théâtrale de la vidéo, mais également dans la succession de peintures sur toile qui, telles des enluminures, ponctuent les murs d’images qui sont liées à une histoire ancestrale mais pourraient néanmoins se suffire à elles-mêmes. La mythologie, les croyances populaires et les épisodes de l’histoire séculaire ou religieuse fournissent à l’artiste la matière première dont elle se sert pour questionner la position de la femme dans l’histoire et la société, mais aussi, et peut-être surtout, dans l’inconscient collectif. Dans le monde fantasque et très sérieux de Pauline Curnier Jardin, Déméter, chef des récoltes, a été reclassée dans une version pâtissière de la mythologie grecque dans laquelle elle se fout royalement des deux cagoles piétinant les fruits de la terre. Que son fils Prométhée, pour avoir eu l’idée de créer des hommes à partir de boue, ait été puni par Jupiter jaloux qui le condamna à avoir son foie mangé par un aigle, est peut-être un pur hasard organique, ou encore une séquelle de l’inconscient collectif dont Curnier Jardin poursuit l’exploration dans une fable intemporelle et sans autre morale que la toute-puissance terrifiante et rassurante de la mère.