Une nouvelle fois, la Maison rouge se démarque par rapport aux autres lieux d’exposition par la singularité fertile de ses choix.
Ce qui est à l’honneur, actuellement sur ses cimaises, ce n’est pas véritablement l’œuvre d’un seul artiste — encore que des œuvres de Céleste Boursier-Mougenot, Marco Decorpeliada et Thu Van Tran sont présentées parallèlement; ce ne sont pas, à proprement parler, des œuvres d’art, au sens usuel du terme, réunies ensemble autour d’un même thème ou d’un enjeu; c’est le croisement entre une matière, un objet devenu mythique depuis son remplacement et bientôt sa disparition dans les usages domestiques, et l’art: le vinyl, soit le disque 33 tours, sous toutes ses formes et en regard de tout son univers environnant, des pochettes jusqu’aux coffrets ou affiches, livrets et autres documents.
Ce qui s’expose, c’est le disque et son environnement comme vecteur, support, matériau, de création artistique.
A travers les pochettes de disques mais aussi les enregistrements ou diverses pièces — œuvres ou documents —, de composantes visuelles et sonores, c’est ainsi un large panorama de la création artistique des cinquante dernières années qui s’offre au regard et à l’écoute du visiteur.
Une impressionnante collection réunit des artistes de divers horizons, de Raoul Hausmann à Jean Dubuffet, de Salvador Dali à Joseph Beuys, de Hermann Nitsch à Tom Philipps, de Sol LeWitt à Phil Glas, de György Ligeti aux Beatles, de Nam June Paik à A.R. Penck, de Roy Lichtenstein à Wolf Vostell, d’Antonin Artaud à Roman Opalka, d’Andy Warhol à Yves Klein ou encore de Henri Chopin à John Cage.
Et la liste est bien longue étant donné que l’exposition compte près de huit cents pièces. Celles-ci proviennent de la collection privée de Guy Schraenen, collectionneur de disques et de pochettes de disques, éditeur et commissaire d’exposition, en l’occurrence, ici, pour l’exposition «Vinyl».
Le découpage propose un parcours autour de diverses sections allant des avant-gardes des années 20, comme le Dadaïsme ou le Futurisme dont les expérimentations et œuvres sonores ont été fondatrices, jusqu’aux recherches sonores les plus récentes, en passant par les courants les plus représentatifs de l’art de la seconde moitié du XXe siècle, comme Fluxus, le Nouveau Réalisme ou encore le Pop Art.
Pour autant, même si un ancrage historique est visible dans la présentation, le parcours n’est pas chronologique. Il invite à une déambulation qui va de la rencontre avec des artistes singuliers, à la rencontre avec des courants artistiques ou avec des regroupements thématiques.
Ainsi, un mur est consacré à Joseph Beuys, un autre à Dieter Roth et à ses amis, une partie est consacrée, au début de l’exposition, à un panorama chronologique des pochettes de disque réalisées par des artistes, les artistes étant parfois aussi l’auteur du disque. On y voit, entre autres, Fernand Léger, Yves Klein, Salvator Dali, Michael Snow ou Roland Topor.
Ou bien encore une section est dédiée à la poésie sonore, une autre aux partitions silencieuses, dont la célèbre pièce de John Cage, 4’ 33’’ et non loin, la merveilleuse partition d’Alphonse Allais, Marche funèbre, composée pour les funérailles d’un grand homme sourd, partition vierge, bien entendu.
Malgré le nombre et la densité des pièces, l’exposition permet une flânerie dans un dédale assez clair et autant intrigante que cohérente. On y trouve, par moments, dans ce qui s’apparente parfois à un cabinet de curiosité, des disques souples, des disques carte postale, un disque avec un lecteur en carton, intégré, des objets et documents — entre valeur documentaire, valeur artistique et curiosité — dont le statut interroge souvent le regard et l’appréhension du visiteur, puisque, ce qui se propose à son regard, somme toute, ce sont avant tout des vecteurs du son, de la musique et de la voix.
Le parcours s’achève par une table d’écoute qui permet d’accéder à trois cents disques parmi les pièces dont il est question visuellement dans l’exposition. La question de la rareté se substitue alors à celle de l’unicité, habituellement présente en art.
«Vinyl» est une exposition originale et incontournable à plusieurs titres: elle montre la place qu’a pu occuper la création sonore dans le développement artistique du XXe siècle et plus particulièrement dans sa seconde moitié.
Elle témoigne, à travers le disque et sa pochette — objet emblématique qui nous plonge dans les années soixante et soixante-dix —, du décloisonnement des formes artistiques et des catégories high et low.
La performance, la poésie sonore et son rapport aux techniques d’enregistrement et de diffusion et plus généralement les artistes plasticiens, et parmi eux les plus illustres, ont eu un rapport direct avec le disque, soit pour enregistrer, soit pour recueillir des entretiens, soit, tout simplement, pour créer de la musique ou bien encore pour se servir de la pochette comme support de leur création, si ce n’est pour se servir, enfin, du disque en tant qu’objet, comme matériau de leur création. C’est le cas des œuvres de Christian Marclay.
Cette part visible du sonore nous entraîne aussi à focaliser sur l’importance, dans ces pratiques, de l’opération d’enregistrement, qui a été reléguée ensuite par la vidéo. Cette opération, qui consiste à inscrire le phénomène sonore sur un registre, ici le microsillon, ailleurs, la bande magnétique, aujourd’hui, le numérique.
Enregistrement qui montre cette dualité qui, dans la création du XXe, n’a pas arrêté de s’affirmer, entre la part vivante et éphémère des productions artistiques et le désir d’en garder la trace, le désir, malgré le décloisonnement des pratiques, d’inscrire les œuvres sur un registre — le microsillon —, comme le désir de jouer aussi avec celui-ci, dans des postures de création. C’est entre document et création qu’alors l’œuvre accomplit son existence.
L’exposition interroge, par la même occasion, le statut des objets, objets qui sont, pour la plupart, des pièces à tirages multiples, comme en l’occurrence les pochettes de disques et ce qui dans la création renvoie à la question de l’unicité ou encore celle à la rareté.
Entre l’art et l’industrie, entre le multiple et l’original, les catégories artistiques sont mises en question et leur hiérarchie est mise à mal.
La création artistique circule ici de pochette en pochette, de la pochette au disque, du microsillon à la partition, des photographies à la performance, du visuel au sonore, de la voix au poème, du poème au microphone, dans une perpétuelle subversion des formes et des catégories qui caractérise la dynamique la plus fertile de la création artistique de cette période.
Liste des œuvres
— Kraftwerk, Kraftwerk, 1970. Vinyl, couverture : Ralf Hütter, inside: Bernd & Hilla Becher. Editeur : Philips. Medium: record 30cm
— Roland Topor, Alain Goraguer. La Planète Sauvage, 2000. Vinyl, editeur : DC Recordings. Medium: record 30 cm + insert.
— Andy Warhol, The Velvet Underground & Nico, 1971. Vinyl, editeur : Verve Records, USA. Medium: record 30 cm
— Keith Haring, Malcolm McLaren. Scratchin’, 1984. Vinyl, editeur : Virgin Records. Medium : record 30 cm
— Roy Lichtenstein, Bobby “O”. I cry for you, 1983. Vinyl, editeur : BMC Records, Belgium. Medium : record 30 cm
— Joseph Beuys, Ja Ja Ja Nee Nee Nee, 1970. Vinyl, editeur: Gabriele Mazzotta Editore, Milano. Medium: record 30 cm + booklet. Edition : 500 n. & stamped
— Jean Dubuffet, Musical Experiences, 1961, publ. 1973. Vinyl, editeur: Finnadar Records, USA. Medium: record 30 cm