Richard Kern
Vintage and recent works
L’autoportrait est un étrange mélange de narcissisme, d’égocentrisme et de manque d’objectivité avoué qui s’exprime le plus souvent publiquement sous la forme d’une auto-analyse égoïste. Le portrait d’autrui est au contraire une représentation plus objective des liens sociaux (et émotionnels) existants entre deux ou plusieurs individus. L’écrivain Kevin Killian, qui vit à San Francisco, a qualifié la représentation de ces liens de «contrat social». Avec cette notion de «contrat social», Killian rejoint l’historien Richard Brilliant, qui affirmait en 1991 dans son essai Portraiture que le portrait est une «représentation des structures relationnelles humaines ». Ces deux idées se retrouvent dans le récent article de l’écrivain britannique Dan Fox, dans lequel il suggère que toute forme d’art traite finalement de «nos relations personnelles aux autres et au monde. Que nos débats s’expriment à travers d’obscures philosophies ou une histoire sociopolitique complexe, tout cela se résume à des économies d’échange, c’est-à -dire simplement comment nous percevons l’autre, comment nos corps coexistent, et la relation que ces corps entretiennent avec les objets qui les entourent». Cette définition de Fox s’applique parfaitement au portrait, et particulièrement aux Å“uvres de Richard Kern, dans lesquelles l’intimité entre l’auteur et le sujet, ainsi que les tensions qu’une telle intimité peut générer, pourraient bien être le véritable sujet de son travail.
Le portrait révèle l’intimité des drames sociaux qui se jouent entre deux (ou plusieurs) individus: il témoigne des interactions, relations, et «économies d’échange» souvent privées (ou privilégiées) qui existent généralement au-delà de la vie publique. Richard Kern lui-même a décrit la photographie comme étant «… un moyen de générer des instants d’intimité avec d’autres personnes». Le portrait est essentiellement le fruit d’une collaboration: il est la preuve d’un accord passé entre l’artiste et son sujet et leurs désirs respectifs de représenter et d’être représenté. Les clichés de Richard Kern, dont les modèles sont généralement mais pas uniquement des jeunes femmes, mettent en opposition le voyeurisme avoué de l’artiste avec l’exhibitionnisme évident des modèles. Deux types de désir s’exposent devant l’objectif, l’un fondamentalement privé (le voyeurisme), et l’autre essentiellement public (l’exhibitionnisme). En les réunissant, les clichés de Richard Kern se veulent intentionnels et se destinent clairement à être exposés au public.
Les portraits de Richard Kern semblent résulter d’une étude de la traditionnelle relation artiste (masculin) – muse (féminine), telle qu’elle a pu exister entre Man Ray et Lee Miller. En participant à l’élaboration de ces images, Richard Kern et ses modèles (généralement) féminins placent au premier plan la grande complicité nécessaire à la réalisation de tels clichés. Après avoir posé devant l’objectif de Richard Kern, l’artiste écossaise et parfois modèle Lucy McKenzie s’est exprimée sur cette expérience: «Maintenant je comprends le degré de participation qu’exige la pornographie. Le fait qu’une femme consente à être perçue comme un objet exprime la volonté et le besoin de transgression de sa conscience. La transgression n’est pas toujours un acte négatif. L’observation du privé, du personnel et parfois du très embarrassant peut se révéler un élément fondamental dans la réflexion et la création artistique.»
Les relations de pouvoir, ou économies d’échange, présentes dans les clichés de Richard Kern se révèlent bien plus obscures qu’on ne l’imagine à première vue (le scénario se complique d’avantage avec les relations subjectives que nous, public, projetons sur ces images). Dans son introduction sur l’ouvrage de Richard Kern intitulé Model Release, McKenzie a exprimé la propre relation qu’elle noue avec la nature complice du portrait: «J’observe dans le travail de Richard la précision avec laquelle il perçoit les relations de pouvoir. Son sujet d’étude est tellement restreint et obsessionnel que cela ressort de manière évidente. Personnellement, j’ai apprécié ces rôles superficiels prédéfinis inhérents à ce type de situation, l’homme contre la femme. (…) La tension générée par la sexualité basique présente lors des séances photos disparaissait derrière les rôles de pouvoir artificiels que nous jouions … il était évident, bien que sous-entendu, que ni le photographe ni le modèle ne se laisserait impressionner par les relations de pouvoir qui naissent de ce genre de rencontre entre l’homme et la femme, artiste et modèle.»
Malgré leur naturalisme apparent souvent évoqué par des décors domestiques ou plus récemment pastoraux, les clichés de Richard Kern ne sont d’après lui-même que des «imitations». Pour lui, un des grands attraits de la photographie est «…le fait qu’on n’est jamais certain de ce qu’on regarde.» Cette notion d’incertitude ou d’artifice était peut-être plus prononcée dans le travail que Richard Kern réalisait à la fin des années 1980 et au début des années 1990. Toujours très théâtral, les clichés réalisés à cette époque étaient marqués par une lumière blafarde et une mise en scène qui n’était pas sans rappeler le travail d’artistes tels que Jimmy DeSana et Lucas Samaras dans les années 1970 (les œuvres de ce dernier ont été étudiées par Richard Kern lorsqu’il était étudiant). Par sa nature même, la photographie ne représente la réalité que de manière partielle et très subjective : ce qui est soustrait à une image est tout aussi important que ce qui y est représenté. La photographie, en délimitant (et imprimant) une situation dramatise et intensifie nécessairement la réalité.
Plus soft que ses œuvres précédentes, ces nouveaux clichés de Richard Kern exposent des atmosphères moins claustrophobes, où les pulsions nihilistes sont moins évidentes, et évoquent une vision adoucie du monde, dans la veine de l’art érotique du photographe David Hamilton dans les années 1970. Richard Kern a lui-même reconnu que «…les images se sont adoucies», et a ajouté qu’elles ne sont plus «… aussi crues.» Son désir de s’éloigner de son répertoire précédent plus agressif est né d’une prise de conscience: «Ils y a de nombreuses autres façons d’exprimer la perversion … enfin, peut-être pas exactement la perversion, mais plutôt la subversion … que de (simplement) exhiber quelqu’un attaché.» Dans Soft, Richard Kern montre clairement son attachement aux valeurs esthétiques, sociales, économiques et libidinales de la pornographie amateur et de la photographie voyeuriste. Ces genres ont d’ailleurs connu un engouement spectaculaire grâce à la popularisation de la technologie numérique et de l’accès Internet, ce qui suggère une démocratisation de la construction des identités sexuelles, dont Richard Kern a longtemps été le fer de lance et le pionnier subversif.
Par Matthew Higgs, 2004