Emmanuel Perrotin propose à ses visiteurs une très bonne surprise en forme de miroir. En présentant une pièce historique de Sophie Calle il parvient à éclairer la pratique et le parcours de l’artiste française. La muséification de l’œuvre est évitée grâce à une mise en perspective astucieuse. L’œuvre initiale représente le compte rendu d’une journée de filature, par un détective privé, sur l’artiste elle-même. Les notes sur papier en-tête, soigneusement minutées et datées, côtoient les photographies qui attestent de la présence de l’intéressée dans les lieux précédemment cités. Le regroupement des traces photographiques et des textes-légendes se fait à l’intérieur d’un cadre de la dimension d’un grand format. La présentation du travail se soumet à la narration chronologique de la journée.
L’intérêt et la nouveauté de cette exposition-hommage, est de confronter ce travail à sa réactualisation. Notre galeriste a proposé et a vaincu les réticences de son artiste d’être à nouveau suivie. Le résultat final est convaincant et ne manque pas de saveur, car il nous projette dans un jeu de piste intéressant et pour le moins réfléchissant. L’aspect ludique de cette démarche est exploité dans ce terrain qui se prête à plus d’un basculement. Ce double travail nous invite à nous retourner sur nous-mêmes et nous oblige à regarder derrière soi. Au propre comme au figuré, cette remarque s’applique à cette présentation-miroir originale.
Cette invitation en forme de proposition du Galeriste à l’Artiste démontre une nouvelle fois l’éclatement des clivages et des cloisonnements entre les différents acteurs de la création contemporaine. Cette coopération illustre les propos de Paul Devautour qui parle des artistes comme des  » opérateurs d’art « . Ici précisément, le duo fonctionne bien malgré les réticences initiales tout en laissant à chacun sa place. Le basculement n’oblige pas au renversement ni à l’inversion. L’exposant ne fait pas œuvre bien qu’il révèle et rehausse plusieurs traits communs dans le corpus de l’artiste.
Le basculement chez Sophie Calle est à prendre comme un passage. Il peut être aussi bien réel, fictionnel, spatial, géographique, temporel qu’identitaire. Malgré une forme de présentation neutre, minimale, objective, on ne peut s’empêcher de penser à un art du mouvement, du déplacement, de la marche (comme chez Fulton et Long), voire du corps à propos de Calle. Elle plonge et se fond indistinctement dans le récit et la réalité. Elle s’inspire directement de la trilogie new-yorkaise de Paul Auster et commence à suivre les gens dans la rue. Le roman devient un bréviaire pour finir par être une nomenclature, un guide, un cahier des charges à respecter. La lectrice prolonge le roman dont elle devient l’héroïne : premier basculement, premier passage. Mais en suivant des inconnus, l’ombre devient plus intéressante que le sujet poursuivi : deuxième basculement. A travers cette quête, l’inversion s’érige en règle et le basculement devient une solution, une explication entre l’artiste et le spectateur. Les questions du double et de l’autoportrait sont tour à tour interrogées et renouvelées dans cette  » dé-marche « .
Les deux œuvres exposées, séparées chacune par vingt ans, permettent de dresser le parcours d’une artiste qui pratique l’art de la doublure. Grâce à ce truchement, grâce au vis-à -vis proposé, le piège de la répétition est évité. Bien au contraire, les deux travaux gagnent en épaisseur, en solidité et en pertinence. L’originalité de la démarche annonce la quête de l’intime. Malgré un point de départ fictionnel, Sophie Calle nous propose ni plus ni moins un autoportrait. En jouant les doublures, en devenant l’ombre des passants, sa personne n’en demeure pas moins centrale et concentre sur elle toutes les attentions. Malgré le masque qu’elle porte — celui de l’autre pour être précis — c’est elle-même qui est représentée et c’est à travers l’autre qu’elle se projette : troisième basculement.
Emmanuel Perrotin propose un quatrième basculement en initiant et amorçant le travail plastique. Il participe au processus d’identification que nous propose l’artiste en tant que spectateur. Le jeu de piste initial se transforme en jeu de rôle. Le basculement devient une projection. Mais si les thèmes du voyeurisme et de l’exhibitionnisme sont abordés, le travail d’assemblage de Sophie Calle nous rappelle surtout que toute fiction est d’abord une narration. Elle nous rappelle également que toute représentation est d’abord une mise en scène, une mise en espace. Précurseur dans les années quatre-vingt, elle est toujours d’actualité à l’heure de la Real TiVi et du vedettariat à tout prix. A l’heure où les caméras cachées sont devenues les miroirs de notre société, il est important de rappeler à notre souvenir des œuvres de cette nature.
Sophie Calle :
— La Filature, 1981. Textes et photos noir et blanc.
— Vingt ans après, 2001. Textes et photos couleur.