Quittant l’exposition consacrée à la relation de Warhol à la télévision et son monde de stars et de paillettes, on pénètre un espace étrange où des images projetées sont intégrées à un environnement qui leur fait écho, un environnement en bois, la plupart du temps, un environnement où la fiction de l’image est relayée par la fiction du lieu construit.
L’œuvre de Mika Rottenberg — jeune artiste travaillant depuis 1991 à New York, dont il s’agit de la première exposition monographique en France —, développe sa fiction à propos des «blue-collars», des ouvrières et des employés au travail, dans des situations de travail à la chaîne, d’aliénation du corps, de contraintes exercées sur le corps, des corps confinés dans les espaces retreints des lieux de production.
Le spectateur pénètre une structure en bois. Des gouttes tombent une à une d’un orifice situé dans le plafond, lui-même assez bas, gouttes qui s’évaporent sur le linoléum chauffé.
Plus loin, empruntant un couloir, une section d’espace crée une trouée au fond de laquelle est projetée une vidéo. On y voit, une à une, des employées créer, dans un espace claustrophobique, une sorte de pâte — entre la pâte à pain et le polyuréthane expansé —, dont on suit toute la chaîne de production.
La caméra suit la production en balayant le lieu artisanal, constitué de «box» à travers lesquels la pâte transite selon plusieurs de ses états : masse informe, cordon, portion individuelle, jusqu’à sa mise sous vide.
Au départ, c’est une femme aux proportions impressionnantes qui façonne la pâte en long ruban intestinal. Elle s’interrompt régulièrement pour respirer un bouquet de gerberas qui lui déclenche des larmes dont l’évaporation lève la pâte. Les gouttes réelles du début entrent alors en résonance avec celles filmées.
L’ensemble du processus reprend les chaînes de production qui vont du taylorisme au fordisme, à la seule nuance près qu’ici elles ne produisent rien de rentable, d’utile et qu’elles sont mises en dérision. On assiste plutôt à un travail sisyphien, à un éternel recommencement — les vidéos sont en boucle —, au sein duquel le corps — ses gestes, ses humeurs, ses proportions, sa masse graisseuse —, est mis à contribution pour la transformation de la matière, pour la production de rien, pour la production de l’inutile et de l’absurde.
Dans cette étrange fiction domine la dérision et la critique de l’aliénation au profit de la production, de l’aliénation au profit du profit. Dough, titre de la pièce signifie à la fois «pâte» et «pognon».
Dans ses dispositifs associant environnement — conçu comme sculpture — et vidéo, entre présentation et représentation, le corps et la relation du corps à l’espace, celui des acteurs, mais aussi celui du spectateur, ont une place privilégiée. C’est pour cela que Mika Rottenberg sollicite, comme acteur, des personnes ayant des physiques particuliers (culturistes, obèses, femmes aux cheveux et aux ongles démesurément longs, etc.). C’est le corps lui-même, dans toutes ses dimensions, qui, chez l’artiste, est l’outil de production.
Dans Tropical Breeze (2004), l’usine se résume à un camion aménagé pour la fabrication de lingettes imprégnées de la sueur de la conductrice — une culturiste. Le mécanisme, des plus rudimentaires, associe pédalier, fil, poulie, chewing-gum, pour assurer la chaîne de production. L’image est projetée au fond d’un espace cubique, insonorisé, en bois, dans lequel pénètre le spectateur. A l’extérieur, un empilement monumental de boîtes en carton, au nom du produit, dialogue avec la fiction filmée.
Dans Cheese (2008-2009), une autre pièce monumentale, la relation entre les images et la structure en bois brut bricolée — sorte d’abreuvoir — au sein duquel se situe l’écran, est encore plus visible. Cette fois-ci, c’est la nature qui est le lieu du travail et de la production du corps.
Six femmes aux cheveux incroyablement longs, habillées en robe longue, font une série d’actions, avec lenteur : elles traient des chèvres, se coiffent ou récoltent l’eau des chutes du Niagara qu’elles font ruisseler sur leurs cheveux. Ces actions sont liées et ressemblent à de véritables rituels étranges et absurdes, qui jouent avec les gestes, la féminité ou qui les déjouent, autant qu’elles chatouillent le monde de la cosmétique et de la fétichisation du corps.
Dans toutes les œuvres, le son des vidéos — très soigné —, contribue beaucoup à installer l’ambiance du lieu et de la narration, non sans évoquer le monde de Jacques Tati où le moindre bruit équivaut à un regard amusé et acide sur le modernisme. Mais, comment ne pas évoquer, sur le plan cinématographique, Les Temps modernes de Chaplin, comme une référence privilégiée qui palpite dans l’œuvre, cette fois-ci, avec lenteur.
Sous ses airs de fables, d’historiettes, on pourrait penser que l’œuvre est en fait ouvertement critique et politique. Et nous avons raison de le penser. Sa façon de l’être, politique et subversive, c’est par les voies subtiles de l’art, dans une forme allégorique.Â
De fait, en ces temps de crise économique mondiale, où les systèmes planétaires d’échange, où les coûts de production, où la relation à la valeur des biens, où la relation au travail, où la relation au profit et aux partages des richesses vacillent, l’œuvre de Mika Rottenberg montre que la création artistique est non seulement capable de penser ce monde en ce qu’il a d’aliénant et d’absurde, mais qu’elle a aussi le pouvoir de le panser, en empruntant une dimension allégorique, à travers la singularité du regard que l’artiste porte, l’étrangeté de la fiction qu’elle installe, la plasticité des espaces et des images qu’elle modèle.
Mika Rottenberg, Cheese, 2008. Images tirées de la video et vue de l’installation à la Biennale du Whitney, Whitney Museum of American Art Images