Sa première apparition chez Michel Rein remonte à quelques mois seulement, il y figurait dans l’exposition collective «Carnets du sous-sol». Mark Raidpere revient avec quatre vidéos explorant le fil ténu qui ceinture le socle familial, le sien précisément et ce fil qui se noue entre l’artiste et ses parents.
Ten Men, la vidéo qu’il avait montré dans l’exposition précédente, était une première approche de la représentation psychologique de ses personnages. Raidpere avait alors filmé dix hommes, dix détenus qui tentaient de se défaire de la pose académique, entre gêne patente et affirmation de soi. L’artiste resserre cette fois-ci sur l’intime, plus exactement sur les rapports qu’il entretient avec ses parents.
Dans Voiceover, il filme son père en plan fixe et se montre dans la même posture sur un écran disposé à proximité. Son père raconte une histoire qu’il traduit simultanément en anglais: le voici immanquablement dans le rôle de ce père rattrapé par l’émotion, celui-ci racontant une histoire confuse et cauchemardesque où le fils est la victime d’un réglement de compte mafieux. De son côté, Raidpere continue le récit de manière complètement détaché.
Plus loin, dans Father, c’est l’appartement du père que l’on visite. La caméra se déplace dans des pièces faiblement éclairées: le couloir, des portes entrouvertes, la cuisine où s’entasse de la vaisselle, puis le salon, la fenêtre et de là le paysage d’un quartier déserté aux trottoirs tristes et enneigés brillant sous la lueur pâle des réverbères publics.
L’univers que décrit Mark Raidpere suggère le malaise, inspire l’étouffement et même une certaine forme de nostalgie du passé (l’artiste voit son père vieillir tandis que le père sent que son fils lui échappe), ceci précipité par un présent sans relief à l’image d’un père rongé par le doute et la folie, engoncé dans une vie morne, celle d’un homme qui vit sa séparation. C’est avec cette économie de moyen, ces images toutes sauf bavardes que l’artiste nous fait franchir le seuil qui sépare la fiction de la réalité. Sans que l’on sache vraiment où se situer.
Dans Shifting Focus, l’artiste se perd dans une scène tragique où il tente, sous la pression bienveillante de sa mère assise à ses côtés, d’expliquer son trouble. Il peine sur chaque mot et rompt le silence par de profonds sanglots. Et la scène s’arrête là . Cette séquence, épuisante par la tension qui s’en dégage, est précédée de rushs le montrant en train de placer la caméra, de préparer le décor avec un œil jubilatoire que partage sa mère.
Ainsi, derrière le tragique, derrière cette manière de sonder les âmes, il y a ce sourire, cette forme très personnelle de moquer le travestissement de la télé-réalité (le documentaire « docu-menteur », s’il fallait l’imager). Et pour atteindre ce regard amusé, il faut passer par une intense émotion, révéler des fêlures, réelles ou virtuelles (peut-être même les deux?) d’une famille à l’évidence « décomposée ».
Mark Raidpere joue à merveille l’autofiction, à la croisée de l’art et du documentaire tout en brisant à la fois le carcan de l’artiste intimiste et celui du documentariste déviant. L’œuvre de l’artiste commence précisément à ce carrefour, quand les répères n’ont plus lieu d’être.
Mark Raidpere
— Shifting Focus, 2005. Vidéo couleur, mini-DVD transféré sur DVD. 9 mn 30 en boucle.
— Work in Progress, 2005. Vidéo couleur, mini-DVD transféré sur DVD. 11 mn 18 en boucle.
— Voiceover, 2005. Vidéo couleur, mini-DVD transféré sur DVD. Projection: «Father», 5 mn 03 en boucle. Moniteur: «Son», 5mn 03 en boucle.
— Father, 2001-2005. Vidéo couleur, mini-DVD transféré sur DVD. 3 mn 30 en boucle.