Jean-Baptiste Bernadet
Vétiver
Dans ses Investigations Philosophiques, Ludwig Wittgenstein parlait de la structure de notre pensée telle qu’elle se donne avant une découverte lumineuse, quand il reste, en dépôt, encore des contradictions à résoudre. La tâche de toute recherche créatrice n’est pas, selon lui, de résoudre et de clarifier ces contradictions, mais de donner une idée «précise» de la situation déroutante, confuse, qui précède la résolution de la contradiction.
Ainsi, la qualité atmosphérique, «claire et confuse», des peintures de Jean-Baptiste Bernadet délimiterait un état liminaire, cette zone de flottement où la contradiction n’est pas encore tout à fait traitée et répartie, mais subsiste à l’état de réserve. Le flou n’y illustre pas un état subjectif (expressionniste), ni objectif (impressionniste) mais existe en soi. En tant que «sujet», il cause son propre effet.
Ici, les effets optiques du flou, de l’indétermination, servent à définir un type de positionnement, simultanément ambigu et précis, qu’entretient la peinture avec un cadre de références historiques, comme avec notre régime contemporain d’images. Jean-Baptiste Bernadet explore la proximité des formes et des registres picturaux historiquement déterminés, voire surdéterminés — colorisme, paysagisme, expressionnisme, biomorphisme, impressionnisme, simulationnisme — liés à une approche «à blanc» de son medium.
Le geste n’acquiert son savoir qu’à travers l’expérience. Se caractérisant par sa diversité et sa quantité, le travail oscille entre des Å“uvres isolées, à l’exécution souvent rapide et déliée, et des tableaux développés selon un principe de «groupe» ou de série qui relèvent d’un investissement sur la durée. Le principe de la série et de la mise en place de protocoles techniques structurent ainsi l’exercice du hasard qui organise la pratique de l’artiste en le rapportant à un ensemble de règles à l’intérieur desquelles l’expressivité directive du geste, le surplus de corporalité de la peinture gestuelle s’exercent «sous contrôle».
Sa nature proliférante est emblématique d’une génération de peintres ayant intégré les valeurs libérales de l’excès, pour renégocier la valeur idéale d’accomplissement, d’achèvement, et l’histoire psychologique, inhérente à leur medium. Ils redéfinissent ainsi la peinture en terme de tentative, d’étape, de seuil, de provision, de perte.
Mettre la peinture en excès c’est aussi la mettre en défaut, désajuster le rapport qui lie a priori le tableau à son auteur comme à un «projet». Ce type d’économie de production vise aussi à constituer une «réserve» dans laquelle chaque tableau est susceptible d’être réinterprété, réévalué, selon un principe d’amplification et d’épuisement.
Dans son rapport au format, Jean-Baptiste Bernadet s’intéresse à la manière dont le regard est conduit sur la toile, perturbant la chronologie de l’apparition, décentralisant le regard en démultipliant les points de fuites, tout en jouant sur l’aspect percutant et emphatique de la couleur, l’effet «cinémascope» des grands formats et de leur articulation spatiale. Le thème du paysage est à la fois mobilisé comme symbole générique, épuisé, flou, à force d’être reproduit, mais s’insère aussi à l’intérieur de l’héritage, romantique et visionnaire du genre de la peinture de paysage.
La série des Fugues, produites par accumulation en couches de coups de pinceaux, combine ainsi le mouvement expansif et aérien de champs colorés, et le mouvement, intensif, syncopé de la touche, jouant sur la tension entre l’effet émotionnel de la couleur et la nature mécanique du geste. L’Å“uvre ne procède pas par composition mais par accumulation et recouvrement, chaque touche redéfinissant la dynamique d’ensemble par un jeu d’oblitération et de marques. La dimension laborieuse du geste qui introduit son échelle, repositionne l’intentionnalité initialement perçue, son lyrisme et sa virtuosité. Sans toutefois la neutraliser, elle introduit une déficience de mobile dans l’acte de peindre, l’action y étant simultanément en excès et à perte.
Retour, série de moyens formats produits par contact entre deux surfaces, l’une enduite de couleur, l’autre de noir, rend lisible la procédure de déplacement et de surimpression dont chaque pièce est l’effet. Les peintures peuvent ainsi se lire selon une double grille. La première est celle — métaphysique et introspective — du paysage, à l’intérieur de laquelle elles s’insèrent de manière explicite. La seconde, littérale, qui n’annule pas la première mais s’y superpose, met en avant la «charge» de la peinture, la mécanique du placage et de l’extraction qui a produit le tableau, d’un seul geste, jouant sur la limite entre l’intervention de l’artiste et l’accident.
Dans la série des Screen, paysages atmosphériques aux couleurs acides, la peinture à l’huile est appliquée sur la toile en toute petite quantité directement sortie du tube. Le caractère saturé et fixe de la pâte est modulé par le geste répété d’étirement et de liaison des couleurs sur la surface. Le tableau évoque un plan de sensations se rechargeant les unes au contact des autres. Ici, la puissance d’intensité lumineuse et l’absence de repère d’échelle évoquent autant les effets d’enveloppement de l’image publicitaire, qu’une forme de classicisme pictural.
Vétiver, série de tableaux grands formats initiés en 2013, et présentée aujourd’hui selon une nouvelle variation, reprend ce même principe technique d’étirement et de synthèse de la peinture à même la toile. Diluée à l’extrême à l’aide de térébenthine, la peinture amalgame l’effet de l’épuisement et de la déperdition à la vitalité suggérée par la métamorphose et la contamination des couleurs entre elles. La série emprunte son nom à une racine exotique utilisée en parfumerie, sous la forme d’une essence résineuse très épaisse servant à élaborer des fragrances boisées et tubéreuses. Suggestions de tableaux polymorphes, la sensorialité saturée et déclinante des tableaux produit une sorte de narcose chromatique, où la peinture s’exténue, s’amenuise, subsistant à l’état de voile.
Souvent, dans les tableaux abstraits de Jean-Baptiste Bernadet, la perception rapprochée retourne le rayonnement du tableau, son scintillement, sur la profondeur matérielle. La mécanique des fluides, des miroitements, des scintillements, la colorimétrie séductrice et ostentatoire relèvent d’une forme de dextérité reprise aux flux d’images qui sature notre régime visuel et délave, épuise notre acuité perceptive. Le flou, simultanément investit comme une réévaluation contemporaine de la peinture abstraite et de notre structure perceptive, devient l’ultime possibilité de ressaisir un état de conscience au point même de son émergence.