Le 11 mai dernier, lors de ce que les experts considèrent comme la «vente du siècle», la salle de vente Christie’s a fait tomber pas moins de dix records mondiaux. Parmi eux, un tableau de Picasso, Les Femmes d’Alger (version 0), ayant atteint la somme de 179,36 millions de dollars (environ 160 millions d’euros), est devenu le plus cher jamais adjugé aux enchères, devant le triptyque de Bacon Trois études de Lucian Freud, vendu en 2013. Loin d’être occasionnelle, la flambée tendancielle des valeurs d’achat lors de ventes aux enchères sont à la fois le symptôme de la vitalité du marché, en nette et constante augmentation depuis des années (2014 : + 26% pour le total des ventes en enchères publiques, soit 15,6 milliards de $), et le résultat d’une emprise du marketing sur les pratiques des collectionneurs.
Le cas du Picasso, un hommage à Matisse inspiré par une toile de Delacroix, est exemplaire de la financiarisation des collections d’art qui, sous l’effet de la globalisation, adoptent les logiques de la spéculation, de l’investissement et de la rentabilité. Le tableau n’est certes pas sans présenter d’intérêt: son grand format (1m14 x 1m46), sa rareté (sur les quinze de la série, dix sont des musées) et le fait qu’il n’ait eu que deux propriétaires depuis 1955 sont de réels arguments de vente. Mais de l’avis des spécialistes, rien ne justifie une telle envolée du prix: peint dans une période sans grande originalité, dans un format plus ornemental, l’œuvre ne semble rien apporter de plus au mouvement cubiste, ni à la connaissance du peintre.
Thierry Ehrmann, président d’Art Price qui s’exprimait sur France info alerte depuis plusieurs années sur l’emballement du marché. Le premier facteur tient à l’explosion
du nombre de collectionneurs, vrais amateurs ou consommateurs culturels (de 500 000 dans l’après-guerre à 70 millions aujourd’hui). Qataries, chinois, et plus largement asiatiques, ils souhaitent combler leur retard rapidement par l’achat de pièces maîtresses, quitte à surestimer la valeur des œuvres ou leur dimension iconique. Le second paramètre concerne l’accroissement exponentiel du nombre de musées (on en a construit autant depuis 2000 que dans tous les XIXe et XXe siècles), qui cherchent de leur côté à acquérir des pièces attractives et à ainsi se garantir un nombre d’entrées maximal (par exemple, 18 % des visiteurs du Louvre affirment en effet venir au Musée exclusivement pour voir La Joconde). Substituant le calcul sur investissement à l’appréciation professionnelle, la spéculation à la juste évaluation des œuvres, ces nouveaux acteurs du marché tendent à contraindre la culture à adopter un fonctionnement d’entreprise.
Pour la journaliste Judith Benhamou-Huet, intervenant notamment sur Lci, les salles de vente font aujourd’hui le jeu de ces acheteurs aux gros moyens, en alimentant la machine marketing. Pour l’experte, «le jeu était pipé», avançant qu’un acheteur avait déjà informé la salle d’une enchère minimum à 140 millions. Cette spectacularisation du marché de l’art, qui s’oppose à sa rationalisation, tend à déréaliser ces échanges et même en un sens à les rendre parfaitement injustifiables. Si ce Picasso n’est pas le plus cher tableau de l’histoire (un Gauguin à 300 M$, un Cézanne à 259M$ et un Rothko à 186M$ le dépassent), il est certainement celui dont l’écart entre la valeur estimable et le prix adjugé est le plus important, jetant un discrédit certain sur toute l’économie de l’art.