Veit Stratmann
Veit Stratmann
Veit Stratmann, artiste d’origine allemande installé depuis de nombreuses années à Paris expose une nouvelle installation à la galerie Chez Valentin à partir du 26 février prochain. Prolongeant son questionnement plastique lié à la problématique de l’espace et de sa représentation, la pièce qu’il propose prend une fois de plus à partie le lieu pour lequel elle a spécifiquement été pensée. Celle-ci consiste en un vaste dispositif composé d’un assemblage de rectangles de moquette disposés en grille au sol, saturant et organisant la totalité de l’espace. Le spectateur est alors invité à parcourir l’étendue de cette installation en intercalant ses pas sur ce motif alterné.
Ici, la déambulation du spectateur-flâneur n’est soumise à aucun mobile extérieur, comme le serait un parcours motivé par la découverte d’un objet qui puisse «valoir le détour». Si, contrairement à son habituelle discrétion, Veit Stratmann opte ici pour des coloris à la vivacité presque criarde, c’est pour mieux accrocher le regard du curieux, lui donner l’indice, sans nul doute truqué, que quelque chose de possiblement sensationnel est à observer.
Pourtant, et c’est de règle dans les œuvres de Veit Stratmann, nul épilogue spectaculaire ne nous attend au bout du chemin. Le déplacement devient un acte pensé et effectué pour lui-même, compris à la fois comme moyen et comme fin, construisant des points de vue depuis lesquels rien d’autre que la trace de notre propre présence de spectateur n’est à apercevoir. Rien d’autre, et pourtant de quoi déjà remplir l’espace, rejouer son sens, et pourquoi pas le faire sien, ne serait- ce que le temps d’un bref passage.
Ainsi, l’artiste impose une configuration de l’espace en se jouant des règles usuelles de l’orientation, manipulant ses repères de telle sorte que l’action conduisant le spectateur à arpenter ce vaste damier multicolore ne puisse reposer sur un enchaînement systématique de pas. Amené, au risque d’un trébuchement imminent, à concentrer son attention sur les modalités même de son déplacement, il devra alors trouver la juste mesure de son geste.
Ainsi, l’œuvre fait ici défaut à toute possibilité de contemplation passive, en même temps qu’elle génère un nouveau maintient du corps qui s’y éprouve. Son ambivalence tient en ce qu’elle met la logique de la circulation et les automatismes qu’elle implique à l’épreuve d’un environnement où celle-ci n’est plus opératoire. L’œuvre à parcourir suscite alors une prise de conscience chez le spectateur dont le corps se trouve dans un premier temps placé dans la position inconfortable d’un fragile équilibre.
Pénétrant à l’intérieur des limites de ce dispositif, le visiteur se surprend alors à en devenir l’habitant légitime, acteur central d’un territoire dont la nature surcodifiée conditionnait habituellement sa présence, la confinant et la réglant dans les timides limites d’usage propres aux lieux sacrés. Une fois encore, le travail de Veit Stratmann prend pour origine la signification même de son lieu d’exposition et substitue ici à la contrainte qu’impose une généalogie quasi religieuse de l’espace de la galerie d’art une autre contrainte, celle plus éthérée et ludique d’un espace de jeu à activer voir à conquérir; nous montrant comment le fait d’agir sous la contrainte d’un système donné ne conduit pas inévitablement à cloisonner l’ordre des possibles mais peut tout aussi bien ouvrir la voie à de nouveaux modes représentation.
Ces nouvelles règles sous-entendent de nouvelles pratiques de jeu, générant de nouvelles attitudes, alors même que celles-ci seraient d’ordre purement stratégiques. En échange de sa prise de position, le spectateur fait ainsi le bénéfice d’un nouveau rôle lui permettant de se projeter allègrement à l’intérieur de ce terrain qu’il vient animer par sa présence. Invité à se créer son propre parcours, la chorégraphie de sa déambulation imprimera la trace éphémère de son passage.
Ainsi, l’installation de Veit Stratmann engendre une circulation différente dans un lieu donné et prolonge par là un questionnement central de son œuvre. L’intérêt de cette nouvelle façon d’expérimenter l’espace tient en ce qu’elle n’est jamais imposée, effective en dehors de tout rapport de force avec le contexte qui accueille l’œuvre et l’individu qui vient l’activer. Mis momentanément en suspens, le sens du contexte qu’il investit semble alors prendre les traits d’un environnement nouveau à arpenter, à l’intérieur duquel il semblerait que nous puissions, nous, spectateur, acteur, flâneur, joueur, ou simple curieux, commencer à «être là », comme pour la première fois.