— Éditeur(s) : Paris, Cercle d’art
— Année : 2002
— Format : 24 x 16 cm
— Illustrations : nombreuses, en couleurs
— Pages : 144
— Langue(s) : français
— ISBN : 2-7022-0656-5
— Prix : 24,20 €
Préface
par Évelyne Artaud
« Vanité des vanités, tout est vanité », telle est la parole de l’Ecclésiaste et qui fut à l’origine d’un nombre considérable de tableaux dont l’indice incontournable est la présence d’un crâne : à savoir le rappel à des fins religieuses, morales et méditatives de la condition future de l’homme : dans cette image des Vanités ou Vanitas nous tenons tout le code de représentation de la pensée tourmentée de l’Europe du XVIIe siècle en proie à des crises religieuses et par lesquelles se révèle déjà une évolution des sentiments de l’homme sur la mort; jusqu’au milieu du XIVe siècle, la mort n’était que rarement associée à des images d’horreur, puisqu’elle était la promesse d’une vie meilleure aux chrétiens…
Les épidémies de peste donneront naissance à toute l’iconographie des Danses macabres et la crise religieuse conduit alors l’Église à rappeler aux fidèles, sur le mode du memento mori, la nécessité de la pénitence afin d’assurer son salut dans la renonciation aux biens de ce monde qui ne seraient que futilités éphémères et orgueilleuses.
Ce ne serait alors pas un hasard si ce thème ressurgit aujourd’hui, l’art étant précisément cet acte qui consiste à rendre présent et visible, ce qui est absent et invisible. La peinture n’est-elle pas elle-même vanité, apologie de l’apparence, trouble du statut du réel et mise en cause de la représentation naturaliste. Sa transformation dans les représentations picturales, depuis les Vanités du XVII siècle dont le crâne nous faisait face de ses effrayantes orbites vides, dans lesquelles s’affrontaient mysticisme et matérialisme, est radicale.
Aujourd’hui, ce thème nous permet de comprendre à quel point notre relation à cette image de la vie et de la mort est fortement liée à notre pensée contemporaine : cette pensée n’est plus celle d’un sujet posant devant soi un objet qu’il examine, évalue et à partir duquel il médite sur sa propre existence, mais bien l’expérience même que le sujet fait de sa propre pensée.
«Comme vous le savez, nous avons décidé de masquer notre visage, parce que, avant, on ne nous voyait pas. Les Indiens étaient  » invisibles « , inexistants. Paradoxalement, c’est en masquant nos visages qu’on nous a vus et que nous sommes devenus visibles» (Marcos, la dignité rebelle. Conversation avec le sous-commandant Marcos, Ignacio Ramonet, Éditions Galilée, 2001).
Se masquer pour apparaître, disparaître pour devenir visible, voici la marque forte, efficace et présente d’une résistance politique qui se met à l’œuvre comme une ouverture nécessaire à la parole, au signifiant, au symbolique, par l’affirmation d’une existence pour ceux « qui n’ont pas de visage » dans le signe même de cette absence; et lorsque ce signe se nomme un passe-montagne, il dit là tout un programme d’action qui n’est pas sans nous rappeler le vieux mythe de Sisyphe. Une lutte sans cesse recommencée, un effort quotidien et vain pour donner sens à l’absurdité de l’action dont l’efficacité s’efface et se dissout dans l’illusion d’un progrès que marquerait l’avancée du temps qui toujours revient… et qui par cet épuisant retour du même, révèle la « vanité » de toute action humaine lorsque celle-ci s’exprime en une répétition désespérée ! et qui pourtant prend sens dans la répétition même de l’acte… par la force de l’usure ? dans la résistance que ne manque pas d’opposer le réel à l’acte, l’acte qui pour prendre son sens, reprend le signe même des contraintes de son assujettissement afin d’en retourner le sens; c’est en ce paradoxe que nous voulons lire comment la manifestation du visible subit aujourd’hui un profond bouleversement de point de vue… la disparition, l’inexistence, l’absence, la mort, ne serait plus « au bout » de la vie, « à venir », l’annonce d’une chose qui va arriver et pour laquelle nous serions en « attente », un passage obligé, un futur effrayant mais ouvrant vers un au-delà , un état de l’être de toute éternité, à laquelle la méditation et la sagesse conduiraient nécessairement; mais que cette absence se trouve au centre même de notre présent, de notre sentiment d’exister ou de ne pas, au cÅ“ur de cette conscience d’une nouvelle temporalité d’un présent toujours présent et qui se répète non plus comme promesse d’un mieux-être, mais sous la forme d’un vide, d’un manque fondamental et fondateur, comme un point d’origine du temps, comme notre propre décision d’exister au sein même de celui-ci, comme une formidable pulsion, comme l’expression d’une puissance, comme la menace d’une terreur.
Changement de point de vue, disais-je, changement de situation par rapport au temps, déplacement du lieu de la conscience, déplacement de cette conscience par la nouvelle perception du Sujet au XXe siècle liée à l’avènement du nihilisme nietzschéen et à l’annonce de la mort de Dieu… dissolution du sujet classique, désagrégation de toute unité du monde sous le fondement d’un principe religieux, effondrement dans la hiérarchie de valeurs… Entre le sujet et le réel s’est ouvert une faille, une béance, une étrangeté radicale, une dés-adhérence de soi à sa propre vie, une errance qui nous met dans une situation poétique… poésie non d’une perte qui nous rendrait malheureux, désespérés et nostalgiques mais d’une désaffection qui nous aurait donné cette distance nécessaire de soi à soi, cet espace de liberté dont les artistes d’aujourd’hui se saisissent pour un art dont la création, au-delà des formes nouvelles, se trouve dans la manière -d’habiter » l’oeuvre de cette inquiétude fondamentale de l’être que l’artiste nous révèle.
Dans les œuvres présentées ici, l’attitude de l’artiste prime sur les significations symboliques que l’oeuvre développe — c’est à l’intérieur même du processus créatif que se pense le rapport de l’être au temps et à sa propre existence, c’est au présent, dans le présent du geste que la pensée invite, non au déchiffrage d’une signification révélée, mais à un outrepassement de toute signification donnée.
Notre fragile existence, que nous ne projetons plus dans un avenir devenu de plus en plus improbable, pas plus que nous ne le rêvons dans un au-delà , et que nous avons souvent coupé d’une tradition que nous renvoyons derrière nous dans la nuit des temps, nous tient en équilibre dans un présent qui a quitté la représentation classique linéaire, continue et causale du temps, et qui nous ouvre un abîme dans ce présent qui se sépare de lui-même.
Car telle est bien la question sur les formes de la visibilité aujourd’hui que nous pose l’événement qui vient tout juste de bouleverser le monde; le monde ou bien plutôt le monde tel qu’il nous apparaît, le monde dans sa visibilité même : la puissance symbolique de cet événement nous révèle les formes mêmes de notre aliénation dans cette indistinction entre réel et symbolique, leur télescopage dans et par l’image, la représentation, la médiatisation immédiate et mondiale de cet événement.
Il ne s’agirait plus ici de deux forces contraires en présence dans un état de guerre, comme l’on a voulu nous le faire croire, mais bien d’une fulgurance de la catastrophe lorsque ces deux pulsions mêlées de vie et de mort se retrouvent au coeur de l’événement, dans toute la puissance d’un acte terroriste, mais aussi bien au centre de toute existence: le nœud de la terreur est là dans la fascination qu’exerce en nous cette part d’ombre de nous-mêmes, qui non seulement ne nous est pas étrangère mais travaille l’intelligibilité même de notre perception de nous-mêmes ainsi que le sens à donner à notre vie.
L’angoisse que ne manque pas d’accompagner cette situation nouvelle de la pensée de notre temps, est une nouvelle attitude de la pensée elle-même, dont cette catastrophe présente, cette cessation de sens ne correspond pas nécessairement à un manque, ni à une perte, mais bien plutôt à une vertigineuse conscience d’une vérité qui surgit dans cette cessation même.
C’est bien à cette conscience d’une ultime séparation que nous ouvrent ces oeuvres contemporaines qui nous convient à un partage de cette idée neuve d’une finitude qui serait non une fin, mais au contraire une impossibilité de conclure, un inachèvement laissant ouvert le champ d’une forme plurielle et infinie de notre finitude.
Est-ce que penser la mort aujourd’hui est l’équivalent de penser le néant ? Ou au contraire n’est-ce pas penser cet écart vital que le mouvement de la pensée creuse en cet acte ? Et ce dédoublement de la pensée n’est-ce pas en effet, le mouvement constitutif et constant de l’expérience contemporaine de l’art comme celle de l’expérience d’une vertigineuse et nouvelle liberté ? Celle de l’incroyable pouvoir que s’est donné l’homme d’aujourd’hui pour détruire toute vie, celle de la terreur de cette puissance même, celle de l’ouverture d’une responsabilité totale de l’humanité face à elle-même.
Comment, autrement que par « vanité », désigner ce qui ne peut plus être pour nous ni religion, ni philosophie, mais dont nous avons d’autant plus besoin que c’en serait fini pour nous avec l’idée d’une perfection, d’une continuité, d’un sens profond, que nous savons être passé au-delà de cette configuration sans pour autant savoir ce que nous devenons, sinon une humanité dont le sens serait, en apparence, en surface, à nu, à vif…
Décembre 2001
(Publié avec l’aimable autorisation des Éditions Cercle d’art)