Dans une photographie en noir et blanc empreinte d’un certain classicisme, Jean-Luc Moulène cadre «des choses en l’état» (pavés et cours, scènes urbaines, objets ou situations d’intérieur) au gré de ses voyages et de diverses focalisations personnelles. Valérie Jouve, elle, intervient dans le flux urbain et saisit, par une photographie en couleur aux teintes souvent vives, les contrastes qui séparent l’individu et la société (passants, situations d’attente, paysages en friche). Florence Paradeis, à son tour, collecte des signes ou des images préexistantes de notre ordinaire et, par le collage et la photographie, elle en décale le sens.
Ces trois artistes jettent des regards divergents sur notre quotidien social, culturel ou formel. Leur intérêt se porte sur trois grands thèmes qui s’entrecroisent dans les œuvres: l’individu dans son quotidien, le paysage urbain et, à un autre niveau de construction, une sorte d’emblématique. En fait, ces artistes ont en commun d’interroger les variations du quotidien en fonction du regard que l’on porte sur lui.
La photographie Louis Vuitton, Mexico City de Jean-Luc Moulène ouvre l’exposition comme un emblème de ce qui s’y joue. Telle une masse sombre à peine formelle, une femme de dos est en arrêt devant un mur de sacs Vuitton de contrefaçon, à la fois véritable symbole de nos sociétés de consommation, et signe que le quotidien recèle différentes strates de perception entre réalité et faux-semblants. Dans la photographie Bière à mort figure une affiche composée d’une enfilade de verres de bières se terminant par une tête de mort. Si les sacs Vuitton symbolisent le désir de réussite, cette affiche photographiée conjugue la consommation d’alcool et ses dangers.
D’une façon plus générale, les photographies de Moulène proposent différents niveaux de perception du réel. À l’image des sacs Vuitton de contrefaçon, la photographie d’un mannequin de vitrine présentant de la lingerie devant l’affiche publicitaire de ce même mannequin révèle un monde standardisé où le désir se situe dans l’image. L’individu est ici aussi de l’ordre du factice puisque incarné en deux surfaces: le mannequin et l’affiche de ce mannequin. Dans la seconde salle, une photographie de Valérie Jouve présente le reflet à peine perceptible d’un passant devant une vitrine habitée de mannequins en costume cravate. Comme chez Moulène, les symboles s’enchaînent: le costume incarne une fonction sociale, le mannequin désigne l’homme standardisé, la vitrine est une métaphore du désir d’avoir, et le reflet du passant exprime notre existence singulière.
Dans les vingt-quatre photographies alignées de la sértie Sorties de bureaux, des individus en train de marcher sont découpés et plaqués sur un fond gris uniforme, comme une succession d’arrêts sur image de la marche des «actifs». Tout est standardisé: le fond gris uniforme traduisant une certaine neutralité sociale, les vêtements (talons, costumes, tailleurs) transformés en uniformes socio-professionnels. Toute différenciation culturelle et sociale est ainsi gommée.
Un prolongement de ce découpage social s’exprime dans la série des Personnages avec…, également de Valérie Jouve. Chaque photographie, de grand format cette fois, présente un individu en marche ou à l’arrêt pris dans un cadre urbain (voitures, rues, façades) se distingue par la singularisé de son regard ou de son attitude.
Face à ces individus de passage, les photographies de Moulène proposent des situations éparses: des rognures d’ongles, un pied sur un lit, une poupée de style vaudou, etc. Unies par leur alignement et leur encadrement, ces œuvres procèdent à une sorte de sublimation de l’ordinaire — les rognures d’ongles sont disposées avec soin, la poupée vaudou renvoie à nos croyances. La croyance religieuse font écho à la croyance culturelle en «dieu Vuitton» et à croyance sociale en la réussite incarnée par les mannequins.
Valérie Jouve propose en outre, dans Situations, des personnages photographiés dans le métro, le train, ou devant un chantier, comme imbriqués dans l’environnement. Une jeune femme de dos dans un escalator du métro dégage, grâce à la vitesse d’obturation photographique, une aura jaune autour de sa chevelure blonde. Le passage somme toute très ordinaire d’une femme dans le métro prend ici une forme presque fantomatique. Ou encore, des personnes dans un ascenseur du métro sont à peine perceptibles, comme mangées par le cadre de la cabine. Il se dégage des œuvres un lien quasi biologique entre l’individu et le lieu.
Dans les paysages urbains en friche (quatrième salle) ponctués d’amas de taules et d’habitations de fortune, toute présence humaine a disparu, seules deux voitures manifestent la trace d’un passage.
Cette quasi disparition de l’humain chez Jouve vient rencontrer deux travaux de Florence Paradeis qui affirment l’emprise sur notre quotidien de la nature (vidéo Vagues) et de la culture (photographie Chronique). Dans la vidéo, une famille gravit une dune, au cours de l’ascension la famille se sépare et seul un enfant continue. Arrivé au sommet, il se retourne: il porte un masque doré sur le visage, et deux trous noirs sans expression à la place des yeux.
Cette absence de regard se retrouve dans la photographie Chronique où une femme est postée devant sa fenêtre, un journal plaqué sur le visage. Dans Home, une femme de dos tient un poster où une maison est dessinée à l’envers et où est écrit le mot «Home» avec un trou noir à la place du «O». Tout bascule: la maison, espace d’identification et de vie, est renversé et mis à distance par le dessin sur le poster. Or, le «O», qui est la forme ronde de l’origine, devient, en tant que trou, le symbole de l’abîme. On retrouve les trous à la place du regard du petit garçon de la vidéo.
Dans la salle du fond, Florence Paradeis présente de gigantesques collages qui jouent avec les échelles et les éléments disparates de notre culture quotidienne: des scènes insolites faites de figures découpées dans des magazines ou des emballages, disposées devant des paysages plus ou moins urbains.
On éprouve une sensation de démesure. Dans Eagles, des oiseaux — qui évoquent ceux d’Hitchcock— dominant une maison située en arrière-plan suscitent l’angoisse. Dans Butter, un indien découpé dans un papier d’emballage de beurre trône, tel un dieu, au sommet d’un vaste paysage où une route bétonnée file dans une colline verdoyante. Dans Stoned, le collage surprenant d’une pierre grossie comme par un effet de zoom vient écraser une voiture. L’emblème de cet emboîtement des échelles et des cultures pourrait être le collage central intitulé La Semaine de Jacques où un éclatement planéïforme fait voler en éclats taules, ballon de basket, graviers et brisures en tous genres. Comme si le quotidien ressemblait à un accident dès lors que tout était jaugé sur un même plan. C’est bien de la déstabilisation du regard standardisé dont il est question ici, en écho avec la problématique générale de l’exposition.
Valérie Jouve:
— Les sorties de bureaux, détail, 1998-2001. Tirage numérique sur papier photo., 50 x 800 cm l’ensemble.
— -Sans titre (Les Personnages avec Sherine), 1998-2002. Cibachrome, 100 x 130 cm.
— Sans titre (Les passants), 2000-2002. 3 cibachromes, 70 x 50 cm chaque.
— Sans titre (Les Vitrines), 2002 / 2003. 2 cibachromes, 40 x 50 cm chaque.
— Sans titre (Les paysages), 2001/2002. 6 images cibachromes, 24 x 150 cm l’ensemble.
— Sans Titre (Les figures avec Pierre Faure), 1997-2000. Cibachrome, 170 x 210 cm.
— Sans titre, (Les Situations), 1998-2001. Cibachrome, 50 x 60 cm.
— Sans titre, (Les Situations), 2001-2003. 2 cibachromes, 50 x 75 cm chaque.
— Sans Titre (Les personnages avec Choi Chung Chun), 1999-2000. Cibachrome, 100 x 130 cm.
Florence Paradeis:
— Story-teller, 2002. Impressions numériques sur bâche PVC 300 x 330 cm.
— Eagles, 2002. Impressions numériques sur bâche PVC 300 x 330 cm.
— La semaine de Jacques, 2002. Impressions numériques sur bâche PVC 300 x 330 cm.
— Butter, Octobre 1999. Impressions numériques sur bâche PVC 300 x 330 cm.
— Stoned, 2003. Impressions numériques sur bâche PVC 300 x 330 cm.
— Home, 2001. Tirage argentique marouflé sur dibond et plastifié 100 x 126 cm.
— Chronique, février 2003. Tirage argentique marouflé sur dibond et plastifié. 100 x 126 cm.
— A2349X, 2001. Tirage argentique marouflé sur dibond et plastifié, 60 x 50 cm.
Jean-Luc Moulène:
— Louis Vuitton, Mexico City, 19-10-2002.
— Bière à mort, Paris, 1999. Photo noir et blanc, 65 x 77 cm.