ART | CRITIQUE

Vague froide

PJessy Ducreux
@23 Nov 2010

Pierre Beloüin et P. Nicolas Ledoux communiquent depuis les années quatre-vingt-dix par courriers électroniques, ils partagent une culture musicale de la scène rock indépendante, d’où le titre de l’exposition «Vague froide», traduction française de la «Cold Wave», qui se prête à la divagation.

Pierre Beloüin et P.Nicolas Ledoux avaient déjà eu l’occasion de travailler ensemble dans le cadre d’une résidence croisée entre l’Alsace et le Québec.
Ceci étant, avec l’exposition «Vague froide», ils se réunissent pour la première fois à deux.
Ils occupent l’espace à la façon des punks, prêts à briser les frontières sociales de la scène musicale traditionnelle et… prêts à briser les frontières du marché de l’art. Il s’agit de déceler le sens caché de l’exposition où ce qui est visible n’est pas nécessairement ce qui doit être vu, ni là où il devrait être vu.

Chaque œuvre invite à une double lecture, à démêler le nœud que Pierre Beloüin et P.Nicolas Ledoux ont savamment mis en forme dans l’intention de «jouer la carte du braconnage», comme ils le disent. Braconniers du marché de l’art. L’absence de cartel implique l’absence du certificat d’authenticité de l’œuvre. Si par hasard un acheteur potentiel se présentait, il lui serait difficile de savoir qui a fait quoi et d’en obtenir les garanties.

Pierre Beloüin et P.Nicolas Ledoux peuvent pousser les limites du jeu jusqu’à interchanger leurs noms et leurs cotes afin de montrer que la valorisation d’un objet d’art est contextuelle, voire aléatoire: à l’exemple d’un cabas en plastique, au motif d’une cassette audio, dont le statut est déplacé. D’abord quelconque et dérisoire au sein de la grande distribution, il finit par rivaliser d’esthétique avec l’ensemble des autres œuvres.

Le devenir-vedette de l’artiste est remis en question, ils ont trouvé une solution fructueuse basée sur un réseau d’affinités de plasticiens et de musiciens. D’une part, ils exposent à deux, et l’on se rend vite compte que leurs collaborations avec d’autres artistes sont nombreuses.
Ils font des vagues dans le champ de l’art parce qu’ils sont déterminés à éviter la «logotypisation» d’un nom de marque.

Ainsi, le Cremaster XV, A Mix and Dark Mix de P. Nicolas Ledoux est une vidéo dont les images sont librement empruntées au Cremaster Cycle de Matthew Barney. Une composition musicale de Sun 0))), un groupe de drone doom formé par Stephen O’Malley et par Greg Anderson, s’adapte à une première version en couleurs. Et la composition musicale de Cocoon, un projet solo de Christophe Desmarthe, s’adapte, quant à elle, à une deuxième version en noir et blanc. Mihaï Grecu intervient sur les effets spéciaux en laissant courir une matière fluide et noire. Enfin, le label Optical Sound, dont Pierre Beloüin est le créateur, édite et distribue la musique.

En dépit des informations glanées dans un cahier très graphique — type fanzine ronéotypé —, qui n’a rien d’un catalogue, l’ambigüité continue de persister. Elle est encore plus pressante devant une photographie à échelle réduite où ils apparaissent l’un à côté de l’autre détourés et collés sur du bois. Car cette photographie en question est un prolongement des autoportraits clonés de Pierre Beloüin, une œuvre évolutive qu’il a intitulée L’Homme orchestre, titre aussi d’un court métrage de Georges Méliès.

Si bien qu’on soupçonne inévitablement quelque chose. Le rajout de la lettre «P» au nom de Nicolas Ledoux en fait partie. De même que les deux couronnes mortuaires Pierre & Pierre, accompagnées de la citation «Nous étions déjà morts dans les années 80» — extraite d’une interview donnée par P.Nicolas Ledoux à la revue Abus dangereux en 2009, alors qu’il était en train de dissimuler sa propre identité — empêchent le travail de véracité.

Se faire cloner et révéler être déjà mort sont deux choses plausibles seulement quand on pratique l’illusionnisme. Le froid de la vague se fait donc sentir à plus forte raison, en rapport à une histoire et une aventure artistique et musicale au tournant de la postmodernité, telle la fin d’une chose, balayée par les remous de l’eau. Il reste en deçà le souvenir, la mémoire et, du coup, la magie du recyclage, de la reprise et du remix, que pratiquent Pierre Beloüin et P.Nicolas Ledoux.

L’histoire musicale à laquelle ils se réfèrent raconte la confrontation des groupes, dont l’emblématique Joy Division, avec le show-business et l’importance qu’ils accordaient à ne pas se laisser acheter ni consumer par un marché.
Ce face à face se prolonge dans le domaine de l’art contemporain entravé par des enjeux économiques démesurés. Pierre Beloüin et P.Nicolas Ledoux développent des alternatives, notamment avec la mise à disposition gratuite d’un papier peint sur le site du label Optical Sound. Dessus sont reproduites en miniature des pochettes de disques français, lesquelles au moment des années quatre-vingt n’avaient aucune prétention graphique. Ils les ont rajustées dans la remémoration de celles imaginées par Peter Saville, Vaughan Olivier et Neville Brody. Ainsi la musique, au lieu d’être un objet sonore défini, intervient par glissements.

Nombreuses sont les œuvres faites d’après… ou en hommage à… D’après La Vague de Gustav Courbet, P.Nicolas Ledoux change la peinture à l’huile travaillée au couteau par un quadrillage de points tramé à la perfection. La facture et la texture du tableau sont épuisées au contact des moyens actuels de la représentation.
En hommage à Claude Lévêque, Pierre Beloüin réalise un bas-relief long de vingt-et-un mètres. Des bouteilles de bière grillagées forment la suite constellée du cri que les punks ont poussé et qui ne s’étouffe pas, en écho à une image prise sur le vif dans une aire d’autoroute.

Pierre Beloüin et P.Nicolas Ledoux renvoient à un constant renouvellement de nos modes de vision et d’audition. Ils mettent en garde contre l’illusion d’optique. En outre, ils exposent la musique dans l’état d’esprit d’une expérience vécue. Le temps traverse leurs œuvres par opposition au cours terme de la gloire, fulgurant mais inefficace en longévité.

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Le vernissage de l’exposition était accompagné d’une performance sonore de Jérome Poret. Un concert de Clair obscur avec film aura lieu le 19 janvier 2011.

— Pierre Beloüin & P. Nicolas Ledoux, Nous étions déjà morts dans les années 80, 2010. Deux couronnes mortuaires peintes en noir, rubans et typographie.
— P. Nicolas Ledoux, Gustave Courbet, La Vague, huile sur toile, 1869. 117 x 160 cm, 2010. Détail, tirage numérique noir et blanc, trame circulaire. 280 x 200 cm.
— Pierre Beloüin & P. Nicolas Ledoux, PLV 02, 2010. Photographie Pascal Béjean, découpe des deux personnages en modèle réduit, collée sur une forme en bois, posée en haut d’un escalier. 40 x 60 cm.
— P. Nicolas Ledoux, Cremaster XV, A mix & dark mix, d’après le Cremaster Cycle de Matthew Barney, 2008. Editing & effets Mihai Grecu, Musique Sunn 0))), Cursed Realms (of the Winterdemons) from Black on Album, 2005 & Cocoon, 2008. 2 x 10’43, en boucle.
— Pierre Beloüin & P. Nicolas Ledoux, Papier peint cold wave, 2010. Composé de pochettes de disques ou k7 de groupes français ou francophones des années 1980, impression numérique noir et blanc. 215,5 x 146 cm. A imprimer soi-même, fichier source sur simple demande: www.optical-sound.com.
— Pierre Beloüin, Bas-relief (Pour Claude Lévêque), 2010. Grillage, canettes de bières vides, dimensions variables. 2100 x 260 cm.

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