La Vitra Virus de Pieke Bergmans, parmi les assises présentées lors de la précédente exposition de la Tools, Please Do not Sit, présageait d’une invasion virale plus étendue. Elle apparaissait comme un épiphénomène, coup d’état ironisant sur les pièces de maître en parasitant l’édition de Vitra, par l’application performative d’un bulbe orange encore chaud sur le bois, y laissant la brûlure de son assise et privant la chaise de son usage.
Invitée à occuper l’intégralité de l’espace de la galerie, Pieke Bergmans peut cette fois expérimenter et montrer le comportement de ses bulbes, multipliés et greffant leur fonctionnalité, ici lumineuse, à d’autres éléments de notre habitation. Les Light Bulbs sont des lampes en cristal prenant l’apparence d’extensions organiques. Elles sont comme des gouttes dont l’enveloppe s’étire et qui s’échouent parfois, à même le sol ou sur un support qu’elles viennent troubler et intégrer à un ensemble. Aussi ces pièces sont-elles vendues individuellement ou en installation.
Reste que les meubles qu’elles ont choisis pour hôtes se voient perdre les moyens de leur fonction. Dans le meilleur des cas, cette perturbation se résume à la présence incongrue, un brin encombrante, d’une ampoule hypertrophiée qui s’abandonne sur le coin d’une étagère à tiroirs métalliques, pièce de mobilier bureautique on ne peut plus fonctionnelle. Mais une autre sort d’une lampe à bras en venant s’épancher sur le bureau qu’elle est sensée éclairer, et la dernière semble être tombée par hasard à cheval sur le dossier d’une chaise très ordinaire, depuis le plafond auquel elle est tenue par un fil électrique qu’on dirait élastique sous l’effet visuel de cette pesanteur.
C’est avec humour que Pieke Bergmans entreprend ce dérèglement des fonctions les plus besogneuses : il n’est pas innocent qu’elle ait choisi trois meubles issus de l’univers industriel, et probablement de son propre atelier, mais pour deux raisons. La première chatouille le présupposé qui conjugue industrie et mode de production de masse. L’esthétique de cette designer renoue avec la brutalité des matériaux soumis à l’expérimentation. En témoignent ses vidéos en ligne, qui documentent un à un les procédés de son laboratoire de « design viral ». La seconde vient taquiner le sérieux du marché dont elle critique les catégories, en débauchant les objets les plus dociles et asservis (ceux du monde du travail, ainsi que l’ampoule, objet-outil par excellence), afin de leur offrir une nouvelle liberté d’expression.
Comme pour tout principe de libération, cette démarche implique une étape initiale de contrainte. Les Light Bulbs contractent artificiellement un virus qui leur fait prendre des formes et des tailles démesurées. Quant aux vases de la série Edition Unlimited, fait d’une argile étudiée pour sa flexibilité, ils sont des tubes digérés par une machine d’une puissance et d’une vitesse telles qu’ils s’affaissent et se plissent aléatoirement. Chaleur, pression, vitesse excessives, autant de procédés détournés pour les besoins de pièces toujours uniques, mais pouvant être produites en masse : des « éditions illimitées ».
A dévergonder ces objets, ils mutent avec un certain plaisir, passant d’un statut de cellule supposée saine que l’on multiplie à l’identique, à celui d’excroissance au comportement incontrôlé. On peut comparer l’insolence de ces luminaires aux intentions des pièces de Florence Doléac, qui entend « désinhiber » l’objet de design en revendiquant sinon l’inutile, du moins un certain laisser-aller du mobilier et des postures qu’il suppose, indéterminées. Aussi l’un des Light Bulbs compte-t-il les éléments d’une lampe, mais en donne une version décadente : affranchi du tuteur qui forme habituellement un lampadaire, son fil court à même le sol depuis son pied jusqu’à son bulbe, qui semble avoir trouvé un certain confort à s’échouer sur le rebord de la vitrine de la galerie, support hasardeux parmi d’autres.
En manipulant les processus de production pour en détecter les failles ou les présupposés infondés (équivalence erronée entre le principe sériel et la reproduction à l’identique, amalgame entre unicité et singularité), Pieke Bergmans créé des objets qui se détachent des véritables tuteurs que sont les indicatifs du marché. Plutôt que de définir une forme en fonction de son futur contexte d’acquisition au sein du microcosme du design, elle produit un module capable d’engendrer une bulle, une poche d’autonomie, un espace propre. Ordinaire, en série et pouvant être produit en masse sans pour autant répéter l’identique, l’objet créé plus facilement des liens avec son environnement, il « fait lieu » à l’image du véritable écosystème en activité ces temps cis à la Tools, espace de respiration, espace habité.
— Pieke Bergmans et Madieke Fleuren, Unlimited Edition, 2008. Tubes d’argiles. Pièces uniques.