Radenko Milak
Unfinished Story
Dans l’une des aquarelles de la dernière série de Radenko Milak, nous voici, possibles témoins de l’intérieur, postés dans une pièce d’où nous pouvons apercevoir des rues et des blocs de bâtiments. La vue est en partie voilée par un léger rideau translucide devant lequel est placé un téléviseur allumé. L’image pourrait provenir d’un film récent d’Europe de l’Est (…). Elle renvoie peut-être aussi au vécu de son auteur contemplant une journée morose depuis une chambre (d’hôtel par exemple), en proie à une certaine langueur, une sorte d’inertie confinant à la déprime.
La proximité profonde bien qu’évanescente qui se dégage de l’image tient certainement à la technique même de l’aquarelle. Le maniement minutieux de ce médium, par lequel Radenko Milak affirme une manière et un style bien à lui, constitue ici un moyen pratique d’analyser les particularités et significations de certaines images en les matérialisant par un ensemble unique de tracés manuels, de signes perceptibles et de strates délicates.
Radenko Milak travaille généralement à partir d’images existantes marquées de codes culturels identifiables. Sa première série de tableaux traitait de l’assassinat du prince Ferdinand à Sarajevo, en s’appuyant sur des extraits d’un documentaire relatant la funeste visite du prince dans la capitale bosniaque en 1914. Ces huiles sur toile évoquent d’une façon particulière les premiers émois autour de la visibilité du passage du pinceau, au moyen de «touches libres» pour «saisir» l’instant, ainsi que les questions de perception subjective qui visaient à distinguer la peinture moderne des représentations obtenues par le biais d’une chambre noire.
Radenko Milak s’est ensuite livré à un travail «masochiste» de copie en réalisant 24 versions peintes d’une célèbre photo de presse de Ron Haviv montrant un acte sadique des plus cyniques de la guerre de Bosnie. En la reproduisant à la main, il s’est intimement confronté à cette image, devenue un symbole du fait qu’elle illustre non seulement une violence gratuite, mais aussi la délectation éprouvée dans l’acte violent. Si les deux séries agissent comme une provocation directe à l’égard des débats politiques locaux et des carcans sociaux en Bosnie et en Serbie, elles révèlent en outre le propre questionnement de l’artiste et sa prise de position très personnelle lorsqu’un catalogage identitaire menace de prévaloir.
L’identité du peintre n’apparaît pas d’emblée dans sa dernière série, où se côtoient maintes références puisant pour la plupart dans le répertoire iconographique du cinéma. (…) En fait, ces aquarelles s’inscrivent d’une certaine manière en marge d’un plus grand projet très méthodique poursuivi par Radenko Milak en 2013. Il s’agissait de reproduire chaque jour une photo choisie apparemment au hasard, devenue emblématique de tel ou tel événement décisif de l’histoire du XXe siècle et longuement reprise dans les médias, mais que nous avons tendance à nous approprier.
De ces images culturellement et politiquement lisibles se détache prudemment un ensemble moins usité et moins familier, qui néanmoins jalonne le cinéma mental de nos souvenirs (…). La pratique de Radenko Milak joue sur une empathie perceptuelle, en examinant comment les images s’impriment en nous et nous façonnent, et comment nous nous y accoutumons. Il n’y a là aucun tour de passe-passe: c’est toujours le résultat d’un processus réfléchi, étudié et dialectique, dans un va-et-vient entre les deux natures de l’image, la seconde étant celle qui découle de l’inconscient collectif de qui la regarde.
En tant que peintre, Radenko Milak invente sa propre iconologie «en reconstruisant l’existence préalable de l’image et en démontrant la nécessité de la faire renaître dans cet absolu présent», comme dirait Argan (D’après Giulio Carlo Argan, Ideology and Iconology, in The Language of Images, University of Chicago Press, 1974, p. 18). Le tableau à la chambre décrit au début possède également ces deux natures, comme en suspens, de par leur présence et notre absence. C’est cette éternelle absence qui fait que nous sommes attirés par l’image, et elle par nous.
Radenko Milak, iconologue en exercice (extrait)
Par Branislav Dimitrijevic, 2014