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Une vie pour l’art

Un des plus éminents galeristes de la scène parisienne se penche sur son passé. À travers l’organisation de plus de deux cents expositions d’art moderne et contemporain, il fait revivre les moments privilégiés de ses rapports avec les artistes et nous guide dans la connaissance de leurs œuvres.

— Auteur : Patrice Trigano
— Éditeur : La Différence, Paris
— Année : 2006
— Format : 13 x 20 cm
— Illustration : Noir et blanc et couleur
— Pages : 416
— Langue : français
— ISBN : 2-7291-1608-7
— Prix : 20 €

Présentation
Quelle bien étrange et douce tendance que celle qui consiste à ne voir le monde qu’à travers l’art! Si l’art est un reflet sublimé de la vie, ne voir le monde qu’à travers l’art, est-ce une faculté transcendante ou l’expression d’une incapacité à percevoir les phénomènes dans leur plus évidente simplicité ?
S’il est question de partir à Venise, ce n’est pas aux gondoles que je pense mais au quattrocento. Mes oreilles s’emplissent du souvenir de la musique de Vivaldi tandis que mes yeux sont assaillis d’images rémanentes des plus beaux tableaux de Carpaccio, de Tiepolo, de Véronèse, du Tintoret. La figure féminine tout empreinte de mystère de La Tempête de Giorgione m’envahit.

Dans l’île de Port Cros où j’aime à passer les vacances, ce n’est pas la mer que je contemple mais les arbres, à la recherche des bosquets que Fautrier a peints. Je pense à Gide et Paulhan qui ont tant aimé ce lieu.

Si mes pas me mènent boulevard Magenta, ma femme me demande pourquoi j’ai l’air si absent. C’est que je recherche le «Sphinx-Hôtel» au sortir duquel Nadja croisa le regard d’André Breton un certain jour de l’automne 1926.

L’image bouleversante de «la vision emblématique de Tolède» peinte par André Masson m’apparaît au côté des corps sinueux des plus beaux tableaux du Greco dès qu’on me parle de l’Andalousie.

Assis au café de Flore, je scrute l’espace. Je me demande où pouvait s’asseoir Antonin Artaud lorsqu’il venait passer un moment à écrire, rongé de douleurs physiques et psychiques.

Curieux sentiment cénesthésique que celui qui m’amène à immédiatement penser à la musique de Varèse dès que je me retrouve dans le vacarme newyorkais. Devant les «Dîners» de Tribeca, je retrouve la poésie de l’isolement et de l’incommunicabilité qui émane des plus beaux tableaux d’Edward Hopper.

Les choses se compliquent lorsque, non content de penser à l’art à chaque instant de ma vie, je suis atteint d’un permanent désir de possession des œuvres que j’aime.

Me voilà donc perpétuellement insatisfait, aux prises avec des sacrifices inhérents aux besoins insatiables de la gent collectionneuse. Mes collections se développent, manuscrits de littérature transgressive, art africain, océanien, vanités du XVIIe siècle, peinture symboliste, art moderne et contemporain. Lorsque j’acquiers une lettre de Rimbaud, c’est un fragment de celui que Claudel nommait un mystique à l’état sauvage qui entre dans mon quotidien. Je suis heureux mais frustré de ne pouvoir posséder le manuscrit de l’«Alchimie du verbe». Plus j’accumule les œuvres d’art et plus j’ai l’impression de voir reculer l’horizon de mes objectifs de collectionneur: réunir des œuvres que j’aime qui, par le dialogue qu’elles entretiennent, me donnent la sensation de faire moi-même acte de création.

Ça ne va pas, je suis un boulimique exigeant et insatisfait !

Pis encore, je ne me sens moi-même qu’en présence d’artistes et tout individu dans lequel je ne perçois pas la présence de la flamme créatrice m’ennuie.

La fréquentation des artistes et de leur œuvre, la possession des œuvres d’art sont devenus le carburant nécessaire à l’établissement de mon équilibre de vie. Comment et pourquoi en suis-je arrivé à ce point d’exigence que mon entourage juge par moments insupportable, d’une passion aussi exclusive pour l’art? Tout ce qui m’en détourne me place dans l’inconfort. Je n’avais pas d’autre alternative que de devenir collectionneur et galeriste.

Force est de constater: je suis un anthropophage !
Patrice Trigano

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions de La Différence — Tous droits réservés)

L’auteur
Patrice Trigano est né à Paris en 1947, il a fait l’École du Louvre ainsi que des études de philosophie et de droit. Il est officier des Arts et Lettres. En 1973 il crée la Galerie Beaubourg et en 1983 il ouvre la Galerie Patrice Trigano.

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