Ce musée parnassien, l’un des plus intéressants qui soient, qu’il faudra sans doute dépoussiérer à la fin des gros travaux dans les immeubles d’en face, présente une importante exposition consacrée à Isadora Duncan, la pionnière de la « danse libre » qui, comme on sait, étonna le public et les artistes de son temps, et en premier lieu Antoine Bourdelle.
Les nombreuses pièces rapportées qui composent l’exposition s’inscrivent sans problème historique et sans anicroche esthétique dans le cadre de la collection permanente du musée. Elles se fondent admirablement dans le décor des anciens ateliers de Bourdelle, impressionnants par leur hauteur de plafond — une architecture qui devient elle-même une sculpture monumentale au même titre que certaines œuvres de l’artiste.
On s’aperçoit du coup que la fascination « rinascimentale », post-romantique, qui animait Isadora Duncan doit être replacée dans le contexte de l’époque qui est celui de l’Art nouveau, des Arts and Crafts, du modernisme, du Jugendstil, du style Sécession ou Liberty, de l’art floral, du mouvement laïque, du naturisme, d’un néo-paganisme, de nouvelles formes d’animisme…
Nous avons été sensible aux magnifiques photos exhibées, qui plus est, correctement documentées, datées et créditées — une rumeur, qui a longtemps couru et a contaminé l’article sur la danse libre de l’Encyclopaedia Universalis, voulait que la danseuse photographiée par Muybridge fût Isadora : il n’en est rien et il ne faut pas être un grand physionomiste pour s’en apercevoir.
Ces preuves par l’image montrent que, bien avant qu’Isadora n’ait eu le choc esthétique de sa vie en découvrant dès 1899 les motifs peints sur les vases grecs du British Museum, nombre d’artistes avaient des préoccupations assez proches des siennes — à commencer par Muybridge lui-même.
Relativiser l’apport d’Isadora Duncan et mettre l’accent sur les personnages annexes — artistes, mécènes, agents, critiques — qui ont contribué à en faire une légende de son vivant, telle est l’impression que nous avons eue après avoir parcouru la scénographie. On veut parler des cercles mondains autour de Madame de Saint-Marceaux, de la Princesse de Polignac, Anna de Noailles, la Comtesse Greffulhe, Natalie Clifford Barney, Madeleine Lemaire, Jacques-Émile Blanche, Giovanni Boldini. Et aussi, pour ce qui est des créateurs, à Loïe Fuller, célèbre en France avant Isadora et qui l’aida certainement en frayant une voie nouvelle à la danse moderne et en prodiguant à sa cadette des conseils avisés en matière de spectacle.
Des photographies de Pierre Choumoff, Léopold Reutlinger, Eugène Druet montrent d’ailleurs les autres grandes figures de la danse du début du XXe siècle : Cléo de Mérode, Ida Rubinstein, Ruth Saint-Denis, Anna Pavlova, Vaslav Nijinski. Sans parler des deux clichés extrêmement érotiques de l’élève et fille adoptive d’Isadora, Lisa Duncan, couverte d’une tunique translucide, prise en plan très rapproché par Irène Chevalier ! Car Isadora a cristallisé comme personne un mouvement libertaire — n’ayons pas peur des mots ! — visant à réhabiliter le corps et à décomplexer ses contemporains. Paul Poiret, qu’une photographie présente vêtu d’un simple péplum lors d’une de ses soirées costumées, n’est donc ni le premier ni le seul à avoir mis en cause le corsetage du corps de la femme.
La quantité de dessins d’Antoine Bourdelle fiévreusement griffonnés à l’encre violette ou brune ainsi que ses hauts-reliefs en marbre destinés à la façade du Théâtre des Champs-Elysées, inspirés par la gestuelle isadorienne, ne constituent qu’une partie de ce que propose l’exposition. Le sculpteur rencontra Isadora Duncan en 1903, lors du banquet dit de Vélizy en l’honneur de Rodin et il en devint fan absolu en 1909, après avoir vu son Iphigénie en Tauride à la Gaîté-Lyrique. D’après ce qu’on dit, il exécuta cent cinquante dessins le lendemain, dans la foulée, pour garder trace de cet événement historique. Des portraits peints par Eugène Carrière, des Å“uvres d’Auguste Rodin, José Clarà , Rik Wouters, Jules Grandjouan, André Dunoyer de Segonzac, Abraham Walkowitz, des images photographiques d’Edward Steichen, d’Arnold Genthe, de Boris Lipnitzki ont rendu populaire la danseuse et nous permettent aujourd’hui de se faire une idée de cet engouement. Ils jouent pour nous le même rôle didactique que les vases ou les tanagras pour Isadora.
Comme chacun sait, avoir un choc, une révélation, une illumination ou, tout bonnement, une idée ne suffit pas. Encore faut-il passer à l’acte. Avoir l’audace de proposer une danse comme cela, en toute simplicité, de chercher le lyrisme et non la virtuosité, de se produire sur scène pieds nus, le corps à peine voilé, de danser sur de la musique pure, conçue au départ pour être écoutée, pas pour être illustrée, commentée, interprétée, incarnée, de s’attaquer au ballet « romantique », de fait : académique et désuet, de l’Opéra Garnier où Isadora ne fut jamais autorisée à se produire, c’est beaucoup pour une seule femme.
Isadora Duncan heurte les valeurs bourgeoises. Elle se déclare ouvertement pour l’abolition du mariage et, elle l’a prouvé toute sa vie durant, pour la liberté sexuelle. Californienne écolo et bohème, vivant avant l’heure à la (baba) cool, elle ne se soucie pas d’exactitude scientifique ou de la fidélité des reconstitutions de danses à l’antique ou à l’identique mais veut retrouver la sagesse et le sens de l’harmonie des Grecs anciens. Elle note dans ses Écrits sur la danse : « lorsque certains de mes mouvements rappellent les gestes aperçus sur des oeuvres d’art, c’est uniquement parce qu’ils sont puisés, comme eux, à la grande source naturelle. »