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Une rétrospective

En cinq installations vidéo, deux séries photographiques, et un ensemble de sculptures-maquettes, le Jeu de Paume présente une rétrospective de l’artiste finlandaise Eija-Lisa Ahtila. L’œuvre, qui émerge aux débuts des années 90, est littéralement hantée par la mort, son insaisissabilité, et sa force métaphorique : limite indéfinissable entre dehors et dedans, passé et présent, entre soi et l’autre, entre raison et folie.

Le cinéma, capable de donner corps à toute production psychique, de la simple réminiscence aux hallucinations les plus folles, est le matériau privilégié, et contrarié, de Eija-Liisa Ahtila. C’est en effet à une déconstruction, une mise à plat, de ses procédés, qui le prive de son pouvoir émotionnel, que se livre l’artiste. Mais, malgré la netteté clinique de l’image, sa stabilité quasi morbide, le terrain est plus mouvant qu’il n’y paraît.

Dans des dispositifs, souvent sophistiqués, limpides, et techniquement parfaits, l’image est littéralement ouverte. Longitudinalement, elle offre de longs panoramiques mouvants, qui absorbent champ et contre-champ. Transversalement, elle fragmente le fil narratif, perturbe la chronologie, et se juxtapose en diptyques ou triptyques, voire, pour Where is Where ?, sur les quatre écrans qui cernent le spectateur.
L’unicité du point de vue est abolie, l’image, étendue en perpétuel travelling, ou panoramique sans fin, sans cesse recombinée. Les temps, les lieux, se croisent, et tissent une trame ouverte, qui sollicite le spectateur pour un intense travail de raccord. Les mots enfin, sous forme de monologues, intérieurs ou non, disent ce que les images ne peuvent dire ; elles, elles ouvrent une ligne de fuite que les mots contiennent sans la nommer.

Le cadre et les décors sont le plus souvent finlandais. Il y est question de glace qui cède au printemps, d’un chien qui s’y casse une patte, d’un groupe d’amis qui sombrent dans l’eau gelée.
D’une maison de bois en forêt, d’où une jeune femme perçoit les bruits assourdissants de la ville, et de la mer, s’y laisse submerger par cet ailleurs lointain, et, pour ne pas voir la disjonction schizophrénique qui l’emporte, se coupe du monde, et de sa lumière, en occultant de voiles noirs ses fenêtres (The House).

Consolation Service est l’histoire du double deuil qu’une jeune femme accepte de faire, après avoir saluer une ultime fois la réapparition fantomatique de son mari, dont elle divorçait au moment de l’accident fatal. Les images matérialisent les productions psychiques, dues à de fortes émotions, mais, dénuées de tout pathos, elles restent fuyantes. Froides, mais sans poids. Rien ne s’épanche ni ne déborde des écrans.

Where is Where ?, créé pour cette exposition, ouvre le cadre, jusque-là privé et intime, au collectif et à l’Histoire. Le dispositif se complexifie encore. Le motif de départ est un meurtre dont les auteurs, deux jeunes garçons de 13 et 14 ans, ont été entendus par le psychiatre Frantz Fanon dans l’Algérie de la fin des années 50, en proie à la pire violence coloniale.
Ces deux enfants avaient poignardé leur camarade de jeu européen, en représailles à un massacre perpétué par l’armée d’occupation, et en révolte contre l’injustice inhérente à l’oppression coloniale. Les deux enfants disent, et le film restitue sans emphase la simplicité glaçante de leurs propos, que si le choix s’est porté sur leur camarade, c’est parce que, précisément, il leur était proche et du même âge qu’eux.
Mais ce sobre dénouement, déplacé sur le terrain neutre et exposé d’une scène de théâtre, n’advient que par le truchement d’un travail d’écriture, mené par une poétesse, incarnée par Kati Outinen, la comédienne fétiche du cinéma d’Aki Kaurismäki.  Dont, du coup, elle transporte une part de l’inaltérable inexpressivité, sans qu’elle ne serve ici aucune distanciation comique.

Travaillant les questionnements que pose ce meurtre, la poétesse émet des hypothèses d’ordre religieux, culturel, plus que politique, qui l’envahissent jusqu’à ce que son imaginaire éclaté en quatre écrans imbrique toutes les strates temporelles et narratives, restituant ainsi la complexité des faits, de leur enchaînement et de leurs conséquences, qui bien sûr font écho à l’état du monde d’aujourd’hui. 

Les maquettes de maisons, « métaphore de l’esprit humain », ouvertes, en bois et plexiglas, les diptyques photographiques (Scenographer’s Mind) qui juxtaposent des univers ou bien très proches, comme des panoramiques disjonctés, ou, au contraire, parfaitement indifférents – deux adolescentes en conciliabule jouxtent les activités d’affrètement d’un aéroport, par exemple -, enfin, la série Dog Bites, dans laquelle une femme nue prend des postures de chien, dans une veine digne de Dogma, dont Eija-Lisa Ahtila fut proche, sont autant de contrepoints, d’ébauches de structures résistantes, et ouvertes, à la défaillance toujours possible.

L’œuvre est complexe, qui soulève une multitude de questions pour peu qu’on se laisse emporter dans cet univers à la fois familier et inquiétant. Questions sur la part autobiographique, que minimise l’artiste, ou sur la place singulière des femmes.  Puisque ce sont elles, qui, comme la mort — figure masculine dans la culture nordique —, se trouvent en position d’intermédiaires, de médiatrices, de plaques sensibles aux complexions du monde et de l’âme.
Questions enfin sur  la belle intrusion de l’Afrique dans cet univers du nord, et de ces chiens qui se rassemblent pour hurler à la mort devant une église de Cotonou chaque matin à l’aube (The Hour of Payer), ou de ce long plan sur les vaines tentatives de pécheurs béninois pour franchir à la rame la barre houleuse d’un océan déchaîné (Fishermen /Études n°1).

Une multitude de registres d’images, du documentaire au reality show, en passant par la fiction, la publicité, ou la vidéo amateur, s’empilent en strates qui se diluent sans cesse l’une dans l’autre. Comme sous les pas, la glace, les images d’Eija-Liisa  Ahtila peuvent se fendre et ouvrir sur des béances abyssales.

Publications
— Eija-Liisa Ahtila, catalogue de l’exposition, Hazan / Jeu de Paume, 2008.

Eija-Liisa Ahtila
— Me/We ; Okay ; Gray, 1993. Film 35 mm et installation DVD, 3 moniteurs télé sur meubles de bois. 3 x 90 s.
— Where is where ?, 2008. Installation HD, 6 écrans. 3 x 90 s.
— The House Sculptures, 2004. 4 sculptures, matériaux divers.
— Scenographer’s Mind I to IX, 2002. Série de 18 photographies.
— Consolation Service, 1999. Installation DVD, 2 écrans. 23 min 40 s
— The House, 2002. Installation DVD, 2 écrans. 14 min.
— Fishermen /Études n°1, 2007. Installation DVD, 1 écran. 5 min 34 s.
— Dog Bites, 1992 – 1997. Série de 8 photographies couleur.
— The Hour of Prayer, 2005. Installation DVD, 4 écrans. 14 min 12 s.

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