Par Nicolas Roméas
Victoire! Quelques mois avant une échéance électorale absolument cruciale, les partis de la gauche française semblent enfin se réveiller sur la question essentielle de la culture.
Nous nous en félicitons, bien sûr, et nous aurions mauvaise grâce à ne pas le faire, nous qui, depuis des lustres, ne cessons de tirer cette sonnette d’alarme. Mais, il faut l’avouer, nous ne sommes pas vraiment certains qu’il s’agisse d’une prise de conscience suffisamment profonde de ce qui est aujourd’hui en jeu. Car, lorsque nous prétendons que cette question est essentielle, nous ne voulons pas — seulement — rappeler qu’il s’agit là d’un enjeu politique important pour la gauche française face aux effets délétères de l’ultralibéralisme… La situation est plus grave et elle dépasse de très loin les joutes conjoncturelles récurrentes en période d’élection.
Il est important de le rappeler: il ne s’agit pas uniquement de moyens, de rééquilibrage, de la considération accordée ou non par les pouvoirs publics aux artistes et aux équipes reconnues. Il ne s’agit pas de prétendre améliorer leur statut sans avoir, au préalable, expliqué pourquoi, si nous voulons bifurquer avant le mur, tout l’avenir de notre société dépend, non seulement des artistes, mais du statut que nous sommes collectivement capables d’accorder à l’immatériel, au non-rentable, aux valeurs de l’esprit, à ce que nous appelons culture au sens le plus large et le plus profond de ce mot, et donc à l’art et à tous les outils qui servent à fabriquer ce que Peter Brook nomme la relation. Faute de quoi, quelle que soit la bonne volonté affichée, notre société sera inéluctablement vouée, comme le rappelle Bernard Stiegler, à produire des artistes hors-sol, incapables d’entretenir un vrai dialogue avec la collectivité dont ils sont issus et à laquelle ils sont supposés s’adresser.
Ce que nous affirmons, c’est qu’il s’agit, au même titre que l’écologie et solidairement avec elle, d’un enjeu central pour l’avenir de notre civilisation. Bien sûr, dans une société post-industrielle qui ne connaît d’autre valeur que la rentabilité, l’idéal d’une culture et d’un art qui agissent en permanence sur et dans la collectivité pour en mettre en question les repères et tenter de la transformer, semble inatteignable. Mais cet idéal ne doit jamais être perdu de vue si nous voulons être capables de résister au clivage terrifiant qui se dessine entre deux formes dénaturées de l’art: d’un côté un populisme marchand qui, comme l’enjoignait une récente directive présidentielle, doit «répondre à une demande» sans offrir d’élever le niveau de conscience général — mais bien son propre niveau de rentabilité —, et de l’autre un «élitisme» abscons et suiviste de modes qui répond au besoin de distinction qu’évoqua Pierre Bourdieu. Pour échapper au piège de ce choix qui n’en est pas un, il faut retrouver le sens de l’art et de ses productions «délibérément écartées», écrivit Hannah Arendt, «des procès de consommation et d’utilisation», et de la mission d’artistes qui ont selon elle en commun avec les politiques d’avoir «besoin d’un espace publiquement organisé pour leur œuvre, et de dépendre d’autrui pour son exécution».
Il ne faut donc pas se contenter, pour défendre une vision vraiment politique de l’art, de permettre à chaque citoyen d’accéder à une culture d’élite, mais donner aux pratiques artistiques leur véritable statut, celui d’outil au cœur de la société. Il faut pousser plus loin la réflexion.
On retrouve ici l’une des différences fondamentales entre la démarche de démocratisation culturelle mise en œuvre par André Malraux — dont l’objectif était de donner au plus grand nombre l’accès aux œuvres majeures de l’esprit — et les magnifiques initiatives d’Éducation populaire initiées après-guerre en France au niveau de l’État — et aujourd’hui en fin de vie —, fondées sur l’idée que l’art et la culture sont, avant tout, des outils d’initiation à la vie dans la société humaine.
Si la catastrophe politique que nous traversons aujourd’hui devait nous être en ce domaine de quelque utilité, ce serait de nous obliger à un retour aux fondamentaux. Ces fondamentaux doivent être repris et réaffirmés avant toute décision politique, notamment d’ordre financier. À quoi bon, en effet, financer plus un mauvais système, sans l’avoir au préalable entièrement repensé? Certains de ces fondamentaux furent portés par des socialistes, dont l’éphémère et courageuse ministre Catherine Trautmann, initiatrice de la Charte des missions de service public de la culture qui s’efforça de rappeler à leurs devoirs les utilisateurs de fonds publics, fut un exemple remarquable. Et personne ne pourra honnêtement prétendre qu’elle fut soutenue dans ce combat par ses pairs, ni par le «Gotha» culturel! L’un de ces fondamentaux, c’est l’idée qu’il n’y a pas de distinction qui tienne entre ce que l’on appelle «socio-culturel» et ce que l’on qualifie d’«art». L’art est un acte plus ou moins efficace au sein de la collectivité, il donne ses fruits ou il ne les donne pas, mais, comme l’écrivit Denis Guénoun, il n’y a pas d’un côté un art «véritable», fait pour consacrer la distinction des élites et, de l’autre, un art qui serait de «deuxième vitesse». L’exigence, dans tous les cas, doit être aussi élevée.
Chacun se souvient que ce pays a été, il n’y a pas si longtemps, gouverné par une coalition de partis de gauche. La culture fut-elle alors prise en compte par l’État avec la profondeur requise, celle dont nous voulons parler ici? Non. En dehors des exemples évoqués plus haut, elle ne le fut pas suffisamment, en particulier en termes de résistance à un ordre mondial de plus en plus contrôlé par les tenants de la finance et du commerce international qui, partout, tendent à imposer la tyrannie du chiffre. Et ceci, d’abord, pour une raison simple. Lorsque l’on met l’accent sur ce qui peut être utilisé par le pouvoir pour accroître son rayonnement en termes de valeur ajoutée, au niveau national pour une Ville, une Région, un Département, ou, au niveau mondial, pour un État, ce n’est plus vraiment de culture que l’on parle, au sens où nous voulons l’entendre. Lorsqu’on favorise ce qui est porteur de pouvoir, que ce soit ce qui est déjà visible et reconnu ou ce qui est susceptible de le devenir, on ne favorise pas la culture au sens d’une circulation permanente des idées et des symboles, on se contente d’utiliser ce qui, dans les productions culturelles, peut être utile au politique dans ses échéances et ses besoins de visibilité propres. Et c’est une chose tout à fait différente. Défendre la culture, c’est défendre la nécessité d’une action invisible, (ou à peine visible) qui agit à la fois dans la durée et dans l’instant, de ce qui n’a aucune vocation à faire la «une» des quotidiens, de ce qui échappe, comme le fait remarquer Emmanuel Wallon, aux enjeux macro-économiques, de ce qui ne produit aucun phénomène de vedettariat, de ce qui constitue, pourrait-on dire, la nappe phréatique sans laquelle aucune production culturelle visible et reconnue ne serait jamais possible, ne serait-ce que parce que les codes pour la décrypter finiraient pas disparaître de notre langage commun.
Depuis une quarantaine d’années, les questions de l’écologie ont traversé dans ce pays un parcours politique très semblable à celui qui s’amorce aujourd’hui pour ce que nous appelons culture. Des alertes de courageux imprécateurs, dont René Dumont ne fut pas le moindre — qu’aux débuts de leur combat, personne ou presque n’entendait — à la création d’une opinion, d’un vocabulaire commun, puis d’une force politique, la prise de conscience s’est progressivement nourrie d’un certain nombre de catastrophes dont nous sommes loin d’avoir vu le terme.
Or, ce qu’il faut faire entendre à nos responsables politiques, ceux, en tout cas, qui sont aptes à l’entendre, c’est que le même phénomène est sur le point de se produire aujourd’hui avec la culture, ou ce que nous aimons nommer le symbolique, c’est-à -dire l’ensemble des outils de la construction de l’humain.
Il ne s’agira pas seulement, cette fois, de préserver la planète en tant que milieu naturel, mais bien de savoir si cette planète pourra être peuplée d’humains au sens que nous sommes encore en mesure de donner à ce mot. Il s’agit simplement de savoir si nous allons conserver à l’avenir la possibilité de construire des êtres humains pensant, capables, par conséquent, d’élaborer des modalités de vie commune. (…)
Site de la revue Cassandre/Horschamp
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