ART | CRITIQUE

Une pierre presque volante

PEmmanuel Posnic
@20 Mar 2004

Prolongation de la main de l’artiste, la "Pierre presque volante" de Durham dépasse le cadre du simple outil pour devenir un concept, un message à forte valeur politique ajoutée. Plus que les œuvres, mieux que la performance : la pierre est l’essence du projet.

Jimmie Durham est un peintre exemplaire. Sa peinture parle du geste, de l’expression par la couleur. Elle diffuse un phrasé libéré de la précision du vocabulaire, une sorte de scansion dramatique, toujours tendue mais jamais essoufflée. A la limite ou mieux, à la recherche de la rupture.
L’exemplarité n’est pourtant pas le maître mot du parcours de Durham. Agitateur forcené depuis les années 60, il défend la cause du peuple cherokee, peuple dont il tire ses racines. Ce n’est qu’au milieu des années 80 qu’il se consacre à l’art par le biais de la sculpture, de la peinture et du dessin. Auparavant, sa traversée l’avait déjà amené vers l’écriture, la poésie et la critique d’art.
Depuis quelques années, il se consacre également à la vidéo. Chez Michel Rein, c’est elle justement qui ouvre le bal.

Un moniteur face à l’entrée : Jimmie Durham montre dans cette vidéo des séquences de sa performance réalisée à la galerie. Les images impriment un rythme saccadé et sont servies par des bruits contenus, à la fois très courts et très forts. Qu’est-ce qui est donné à voir ? Les vestiges de son intervention. C’est-à-dire au sol, un sceau de peinture posé sur une planche de contreplaqué. Sur la mezzanine de la galerie mais en dehors du champ de vision, la main de l’artiste portant une lourde pierre.
Le dispositif en place, la pierre n’a plus qu’à s’écraser sur la planche, l’onde de choc provoquant immanquablement la projection de peinture en dehors de son réceptacle. L’expérience est renouvelée plusieurs fois, sur différentes planches, jusqu’à ce que la pierre vienne heurter violemment le sceau, celui-ci éclatant et libérant tout son jus de couleurs.

Le processus une fois désigné, il reste les souvenirs. Accrochés au mur ou simplement posés contre les colonnes, des contreplaqués aux couleurs chatoyantes relayées par des formes improbables ressemblant à des îlots perdus. Au sol, un sceau et une planche placés au milieu de la salle comme pour réactiver l’énergie contenue dans la performance. Enfin à côté, presque en dehors de l’exposition, des parcelles de mur à la blancheur trompée par l’apparition de gouttes sauvages, ultimes et discrets reliquats de l’intervention de Durham.

La galerie est donc bien l’écrin de la performance. Mais elle est aussi en quelque sorte son sanctuaire. Jimmie Durham le sait et ne s’en préoccupe pas. Car il s’agit pour lui avant tout de provoquer la résurgence de l’événement. C’est-à-dire de faciliter la réactivation potentielle de l’acte artistique en préservant le geste et sa force intuitive, et en refusant de contraindre la peinture dans un exercice déjà délimité, dans un espace d’exposition déjà quadrillé.

Au contraire, il affirme même sa présence dans la fabrication : les agrafes, les clous, la colle qui servent à fixer les couleurs sur le cadre sont visibles, rendant ostensible son intervention et apparente sa maîtrise d’un processus pourtant aléatoire. Rien n’est anecdotique, pas plus la performance que la post-production (matérialisée ici surtout par la vidéo). Car chez Durham toutes les formes d’intervention prennent sens et donnent lecture. L’art est un puissant vecteur de communication, mieux, c’est un langage politique à part entière : la pierre, point d’achoppement de l’exposition, en est l’exemple le plus probant.
Prolongation de la main de l’artiste, cette « Pierre presque volante » dépasse le cadre du simple outil de médium pour devenir un concept, un message pourrait-on dire à forte valeur politique ajoutée. Plus que les œuvres, mieux que la performance : la pierre est l’essence du projet de Durham, sa fraîcheur, son élan, son humour, son mystère, sa beauté, sa violence aussi, enfin son rapport à l’histoire sociale et politique de la lutte, celle du peuple cherokee bien sûr, mais celle évidemment de tous les peuples en souffrance. Métaphore du combat idéologique, la pierre pourrait également désigner avec lui l’œuvre d’art en tant que telle, cette arme primaire à la beauté fragile, lisse pour certains et tranchante pour ceux qui savent s’en servir.

Peintre exemplaire disait-on, Jimmie Durham est peut être même à ranger parmi les classiques.

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