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Une Å“uvre de Jaccard

Une œuvre de Christian Jaccard, Boîte bleue contenant 13 outils, interprétée par 8 auteurs, du psychanalyste aux artistes, en passant par des critiques. Des textes personnels, poétiques ou analytiques, où chacun évoque son rapport à la « boîte » de l’artiste.

— Auteurs : Philippe Cyroulnik, Giovanni Joppolo, Sally Bonn, Jean-Charles Lebahar, Tita Reut, Didier A. Chartier, Bernard Muntaner, Christian Jaccard, Christophe Domino
— Éditeur : Muntaner, Marseille
— Collection : Iconotexte
— Année : 2002
— Format : 18,50 x 13 cm
— Illustrations : quelques, dont 1 en couleurs
— Pages : 120
— Langue : français
— ISBN : 2-911375-18-1
— Prix : 15,25 €

Atelier
par Giovanni Joppolo (pp. 19-25)

En considérant que cette Boîte bleue contenant 13 outils fait partie des œuvres fondatrices de toute l’aventure plastique de Christian Jaccard, l’idée s’impose qu’elle doit être lue comme étant le réceptacle extrême de la potentialité du faire de l’artiste en tant que conceptualisation et matérialisation simultanées d’une éthique de vie et de travail.

En cachant tout en révélant l’un des processus principaux qui conduit l’artiste à l’œuvre, en l’occurrence le nœud, cette boite s’énonce en tant qu’objet paradigmatique signifiant que l’artiste est en définitive un moteur conceptuel et éminemment manuel dont l’énergie se déploie au service de la forme. Du chaos premier que constitue la matière, l’artiste creuse son concept qui de l’informe le conduit à construire la consistance et l’épaisseur d’une figure et d’un lieu.

L’acte de nouer, donc de fonder un espace en travaillant la courbe, anticipe et induit tous les autres gestes générateurs d’espace qu’accomplit l’artiste : de l’empreinte à la maculation, de la combustion à la fusion. En effet, l’outil qui produit l’empreinte et la maculation est toujours un nœud. La combustion s’opère à partir de mèches nouées et placées sur une trame en tissu (lissée-nouée). Les outils qui sont ici en cordes et cordelettes de chanvre, de lin, de sisal et de jute teints seront par la suite fondus en bronze.

De l’écru au noir en traversant toutes les « périodes » du bleu, la boîte est là, dans sa simplicité de facture. Elle nous renvoie sans cesse à l’image de l’œuvre toute entière, à son état plié et à son état déployé.

Tel le bagage d’un nomade, la boîte nous propulse dans l’atelier réel de l’artiste, là où cet état plié et cet état déployé sont perceptible en tant que composants premiers de tout le processus.

La ganse non encore maculée de rouge compose sur le sol de béton de l’atelier de l’artiste un amas déjà signifiant, comme un nœud viscéral mais tout autant, cérébral. Un grand arbre supranodal porte en lui sa forme définitive et les premières couches de rouge dont il attend les ultimes imprégnations. Au mur, sur une petite étagère supranodale, repose une bouilloire supranodale. Le concept supranodal, dans sa réitération, a le pouvoir de sortir du quotidien pour aller vers le biomorphe, afin de décliner des formes en position de change. Au terme des marches de l’escalier s’ouvre le sous-sol et, à droite, le concept supranodal se coule dans la forme d’une chaise, retour à une, dimension quotidienne, domestique, cependant contredite par le voisinage immédiat d’une grande structure supranodale, peut-être un portique végétal (clin d’œil au grotesque). Derrière l’escalier, en rangs serrés, se tiennent les outils fondus et les, objets armés, présences noires au centre desquelles se dresse l’outil d’érection, noir lui aussi. Aux pieds d’une grande toile contrepliée rouge et bleue sont rangées des toiles enroulées, œuvres écrues, blanches ou rouges, de très grandes dimensions.

Quelques très rares espaces vides au sol et sur les murs sont les lieux où Jaccard travaille. Les deux grands niveaux de l’atelier sont une prolifération d’œuvres cachées et dévoilées au milieu desquelles l’artiste se meut avec une aisance inquiète.

Jusqu’au début des années quatre-vingt Jaccard évoluait dans un atelier de quinze mètres carrés, un volume où les œuvres pliées, enroulées, rangées les unes au-dessus des autres, formaient comme une gangue autour d’un minuscule espace central où l’artiste procédait à ses rituels de combustion et à la pratique des entrelacs. L’atelier de la rue du Canivet évoquait déjà, entre ses murs exigus, cet énorme pouvoir de déploiement dans l’espace que suggère encore plus aujourd’hui l’œuvre de Jaccard lorsqu’elle est vue dans son atelier de la rue Pascal et imaginée en action dans les salles d’un musée.

Cette évocation de l’atelier régulièrement visité au cours de ces vingt dernières années s’imposait la pour donner Ia réelle mesure de l’importance que, constitue l’acte de dévoiler les modalités même du « faire » dans le projet de l’artiste.

L’outillage conceptuel et matériel de Jaccard trouve en effet son mode de monstration, suprême dans l’articulation polysémique inscrite à l’intérieur de l’architecture même de l’atelier, là où les outils imprégnants et imprégnés sont pour lui des éléments en change qui le conduisent à une invention continue de formes nouvelles.

Ces premiers outils sont ici montrés dam leurs qualités d’acteurs potentiels. Dans le corpus des expériences plastiques de Jaccard, cette boîte inaugure au début des années soixante-dix la production d’un outillage personnel d’entrelacs, de nœuds, d’épissures et de ligatures. C’est en mettant en incandescence ces outils sur la toile qu’il opère, plus tard ses premières combustions, inscrivant ainsi le feu au cœur du processus, comme sujet pensant et agissant de l’empreinte. Ces Outils en fibres végétales deviennent ainsi tout à la fois les moyens et les protagonistes, de sa recherche, c’est-à-dire une part fondatrice de son œuvre. Cette action de nouer va l’entraîner vers sa pratique actuelle du concept supranodal, là où il réalise pleinement, son projet de constitution d’un mobilier de la peinture.

Les outils ne possèdent pas encore ici leur valeur dominante de traceurs et/ou tracés, mais se manifestent plutôt en tant que signes, fétiches, reliques. Ainsi, Ia boîte qui les contient ne voyage pas seulement d’un musée l’autre. Mais circule à l’intérieur même de l’œuvre toute entière en tant que présence structurante.

En tant qu’incandescence, l’outil deviendra plus tard le protagoniste actif et passif du processus de combustion et, comme sorti du ventre du volcan, il prendra la forme d’un objet aussi intact que les sandales en bronze d’Empédocle que l’Etna rejette après avoir dévoré le corps du savant d’Agrigente.

Autant dire que cette boîte aux 13 outils continue à accomplir pleinement sa tâche itinérante et formulante dans le dialogue qu’elle instaure entre l’artiste et son public, les éloignant l’un et l’autre du quotidien et des trivialités, à la recherche de rivages inédits.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions Muntaner)

Les auteurs
Philippe Cyroulnik est critique d’art et commissaire d’exposition.
Giovanni Joppolo est critique et historien de l’art.
Sally Bonn est philosophe de l’art.
Jean-Charles Lebahar est analyste de la création.
Tita Reut est poète, critique d’art.
Didier A. Chartier est psychanalyste.
Bernard Muntaner est artiste plasticien et éditeur.
Christian Jaccard est artiste plasticien.
Christophe Domino est critique d’art.

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