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En effet, cet épais, vif et savant ouvrage souffre du point de vue de son auteur qui est d’observer les arts et les images depuis les territoires de l’ancien, de mesurer toute chose et tout phénomène d’aujourd’hui à l’aune de son antécédent d’hier.
Par exemple, dans le monde moderne «la lumière électrique est devenue pour nous la norme», note l’auteur avant de préciser que «la lumière naturelle est devenue l’exception que nous accordons inconsciemment à la norme». Mais de cette remarque pertinente Marc Fumaroli ne sait pas tirer de profit critique, il n’en fait que le prétexte à une conclusion désenchantée — «nous marinons dans un éclairage qui a vaincu la lumière» —, et à une longue déploration, à peine apaisée par l’œuvre de rares peintres comme Cézanne ou Seurat qui, dans une «fureur prémonitoire», ont, selon lui, réussi à «capter et à retenir à temps, sur leurs toiles, les merveilles et les miracles d’un monde encore perçu et éclairé à la lumière du jour, avant que le rideau ne tombe et que l’œil humain ne bascule, accommodant la nature elle-même, de jour comme de nuit, à la lumière artificielle, au regard photographique, à l’imagination cinématographique» (p. 111-112).
On ne manquera pas de noter comment le balancement de la phrase et le lexique tissent des oppositions d’où émane un fort sentiment de nostalgie.
Des analyses semblables concernent évidemment la photographie et la peinture, la chaude matière des cadres anciens en bois sculpté et la sèche abstraction des cadres contemporains en acier, la peinture ancienne et l’art moderne, New York et Paris, etc.
L’ensemble de l’ouvrage est ainsi composé d’oppositions binaires, entre positif et négatif, qui sont toutes autant de déclinaisons d’une opposition principielle entre ancien et moderne. Par delà certaines notations pertinentes et des développements souvent érudits, le propos vient systématiquement s’abîmer sur cet indépassable axiome selon lequel l’ancien est essentiellement positif, et le moderne et le contemporain fatalement négatifs.
En fait, Marc Fumaroli n’observe pas le monde et les images d’aujourd’hui, il les recouvre de chef-d’œuvres d’hier et d’images antiques de son musée imaginaire. A New York — le négatif de la positive Europe —, devant un groupe de jeunes gens endormis sur le gazon des bords de l’Hudson, «une image antique, note-t-il, s’est superposée dans mon souvenir à l’évocation vivante de La Grande Jatte. Cette image remonte à mes visites, dix ans plus tôt, lors de mes séjours à Naples, dans le champ de fouilles de Pompéi» (p. 48).
Comme chacun, Marc Fumaroli interpose des écrans entre lui et le monde. Mais les siens semblent répondre à la démarche systématique de se réfugier dans le passé pour se protéger du présent. En l’occurrence, ses écrans anciens protecteurs du présent (sa vision, son idéologie) oscillent entre Seurat et Pompéi. Pourquoi pas. Mais dans l’acte de penser et d’écrire, cela conduit à ne chercher aucunement à ajuster le regard pour mieux voir, analyser et critiquer le monde tel qu’il devient, mais à ériger au contraire en norme un regard et une pensée dont le spectre s’étend historiquement et esthétiquement de Pompéi à Seurat.
Ce qui rend fondamentalement les yeux aveugles au monde d’aujourd’hui et l’esprit guère préparé à le penser.
Le monde d’aujourd’hui, issu de la fracture moderne emblématisée par la photographie, ne se raccordant que très partiellement avec ses écrans et ses cadres (sa vision), Marc Fumaroli ne peut qu’en éprouver un immense dépit, et déplorer la fin des temps bénis où il en était autrement.
Devant les images numériques, il se lamente ainsi que soit «finie la vieille superstition de l’authentique qui fait foi… ; finis aussi le face à face de l’œil vivant et de l’image vive, le corps à corps voluptueux du désir de beauté avec l’objet qui le comble, ou qui du moins le leurre généreusement. Adieu l’otium» (p. 113).
Les oppositions entre l’ancien («l’œil vivant et l’image vive») et le nouveau sont si fortes et viscérales, si peu pensables dans le système de l’auteur, qu’elles débordent le lexique, défient les concepts jusqu’à imprégner la scansion syntaxique des phrases au travers de constructions telles que, ici, «Finie…, finis…, adieu…» (p. 113), ou ailleurs, par exemple, «Adieu…, adieu…, adieu…» (p. 122).
Mais, sans faire injure à Marc Fumaroli, sa prose n’atteint pas à la poésie de celle de Baudelaire qui, dans son Salon de 1859 par exemple, parvenait à donner une force inouïe à des propos sur la photographie qui, à l’époque déjà , étaient pourtant assez banals.
Faute d’une pensée et d’une posture théorique, qui donneraient à l’ouvrage la consistance et l’intérêt d’un essai sur «les arts et les images»; faute de pouvoir prétendre compter parmi les œuvres poétiques ou littéraires ; l’ouvrage est contraint d’adopter la forme modeste d’un «voyage dans les arts et les images». Non pas une errance ou une dérive; non pas une quête ouverte, attentive et curieuse — disponible aux effusions immenses des arts et des images contemporains ; mais une série d’oscillations bornées — «Paris-New York et retour» — guidées par une tentative désespérée de sauver l’ancien en refusant le nouveau et refoulant les devenirs.
En somme, une pensée et une écriture bien trop fluettes pour nourrir une lumière capable de dissiper le faux jour du monde tel qu’il va aujourd’hui.
André Rouillé.
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Marc Fumaroli, Paris-New York et retour. Voyage dans les arts et les images, Paris, Fayard, 2009. 634 p.
L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés au contenu de l’éditorial.
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