Corinne Mercadier expose une nouvelle série d’images à la Galerie des Filles-du-Calvaire. Il s’agit au total de 45 photographies carrées qui sont ni tout à fait en noir & blanc, ni tout à fait en couleur. Leur monochromie relève plutôt de la couleur du temps qui passe, de celle des images que l’on garde en mémoire ou que l’on invoque en rêve. Chacune de ses images est traversée d’un envol : lingeries diaphanes balayées par le vent, chemises bouffantes gonflées de courants d’air, étoffes affolées retenues par des corps anonymes, voiles gonflées par quelques bouffées d’air.
Le motif intervient dans le champ de l’image comme un indicateur. C’est une manche à air : sa présence incertaine, le bougé aérien de sa trace donnent, à la scène, son orientation, sa perspective, mais aussi sa mobilité, son mouvement, son lyrisme. Les personnages y sont méconnaissables, associés au mouvement immatériel des tulles. Ils occupent des espaces solitaires, comme d’improbables hommes-tulipes ou d’éventuels enfants-fleurs qui parcourent en coup de vent ou d’un «coup de vélo» des paysages variés et changeants.
Un sous-bois, un pré d’herbes hautes, un bord de mer hors saisons, ce sont autant de cadres évocateurs qui s’imposent au regard comme les lointains rivages d’une enfance rêvée heureuse. Ces silhouettes fugitives se projettent sur l’écran d’une «image fantôme» à la façon d’imaginaires chimères qui viennent se découper en ombres chinoises sur les murs ou les plafonds des maisons de vacances lorsque l’on décide de laisser baissées les persiennes en journée.
Les photographies de Corinne Mercadier relèvent en effet d’une technicité particulière. Ses polaroïds agrandis nous rappellent les débuts tâtonnants de la photographie. Ils évoquent ces épreuves stabilisées à grand peine qui conservaient une fois fixées la qualité perceptive d’un véritable mirage et accédaient ainsi, presque confusément, au statut de petit miracle. Ses tirages monochromes se maintiennent également dans cette apparence fragile et provisoire qui donne à ses évocations narratives une dimension toute onirique. La disparité du grain, la dissolution des contours, la profonde obscurité du noir et l’éclat surexposé du blanc expliquent sans aucun doute cet effet particulier.
C’est une image filtrée, indistincte, légèrement maintenue en amont du visible. Elle met le spectateur «en difficulté de voir». Elle réclame à la fois un effort d’accommodation et de déduction. Il faut s’accommoder du peu qui est à voir, se saisir de chaque nuance pour rendre les formes plus distinctes, plus lisibles, déduire de chaque passage, évaluer dans chaque rapport une relation spatiale, une cohérence, un contexte, une situation, un événement.
Cet effort qu’impose cette mise à distance (distance focale) rend le visible sous le jour du secret, à l’instar de ce que l’on perçoit par le trou d’une serrure ou, plus précisément dans ce cas, par le jour percé dans la paroi opaque qui nous sépare du passé. Cette obstruction relative du visible s’affirme nettement à la périphérie des images souvent plus sombre, plus floue, plus incertaine, ce qui tend à focaliser l’attention vers leur centre.
Cette aura particulière de l’image n’est pas sans rappeler le dispositif même de la photographie au moment de la prise de vue, au moment précis du saisissement de ce qui passe. Elle renvoie à la chambre percée où pénètre la lumière, cette chambre obscure où vient se reconstituer secrètement l’image filtrée du réel.
Les photographies de Corinne Mercadier s’imposent moins comme des images résultantes, des tirages reproduits issus d’un négatif intermédiaire, que comme des images éphémères et transitoires, captées dans le suspens du direct, projetées sur la paroi de la chambre photographique à l’instant même de la prise de vue. C’est ainsi qu’elles exercent une fascination comparable à celle que l’on ressentait devant cette image obscurcie et précaire, projetée sur un petit écran carré et translucide que l’on découvrait par le capot entrouvert des appareils 6×6 d’autrefois.
Cette nature transitoire affirmée de l’image associée à la fixation des motifs en mouvement évoquent l’univers muet et narratif des films super 8. Ce sont des images de famille prises dans le mouvement de leur disparition, de leur oubli. Et grâce à ce degré particulier d’indistinction et d’éloignement qui leur confèrent ce charme évocateur, elles autorisent aisément les reconnaissances individuelles et les appropriations singulières. Pour peu qu’il y soit sensible, le visiteur y repèrera sans mal ses propres nostalgies, ses impressions fugaces qu’il aura lui-même conservées de l’enfance.
C’était le temps des vacances, des robes aux imprimés fleuris, des chemises blanches bien boutonnées, des habits du dimanche à la campagne, des ballades à vélo, des après-midis à la plage… Mais ces clichés ne constituent pas pour autant des stéréotypes ; ils relèvent plutôt d’une iconologie de l’archétype. Ils semblent, en quelque sorte, être extraits de l’album d’une mémoire collective.
Cela s’explique peut-être par la pudeur éloquente de ces images qui s’imposent puissamment par leur mutisme et leur sobriété. Il y a de la retenue dans leur apparence, et c’est une qualité qui distingue singulièrement la démarche de cette artiste.
Corinne Mercadier:
— Une fois et pas plus, 2002. Série de tirages numérotés et sans titre.
— Paysages, 1992. Série de tirages numérotés et sans titre.