ÉDITOS

Une esthétique des dispositifs

PAndré Rouillé

Le temps paraît bien loin où les musées et centres d’art contemporain présentaient des objets — tableaux, sculptures, agencements, etc. —  à contempler dans leur singularité et leur autonomie. Ce qui était la règle est devenu l’exception. Non pas qu’il n’y ait plus rien à voir dans les lieux d’art contemporain, ou qu’ils seraient devenus des espaces vides. Bien au contraire. Il y a seulement autre chose à voir, et différemment.

Le temps paraît bien loin où les musées et centres d’art contemporain présentaient des objets — tableaux, sculptures, agencements, etc. —  à contempler dans leur singularité et leur autonomie. Ce qui était la règle est devenu l’exception. Non pas qu’il n’y ait plus rien à voir dans les lieux d’art contemporain, ou qu’ils seraient devenus des espaces vides. Bien au contraire. Il y a seulement autre chose à voir, et différemment.
L’actuelle exposition «Rooms, Conversations» (jusqu’au 17 février) organisée au Plateau par Xavier Franceschi à partir des collections du Frac Ile-de-France, souligne exemplairement que les expositions, qui sont des dispositifs de monstration, montrent de plus en plus d’œuvres en forme de… dispositifs de monstration. Dans une logique pleinement postmoderne de mise en abyme, on ne rentre plus dans le traditionnel dispositif-exposition pour voir et contempler des œuvres-choses, mais pour découvrir, expérimenter, activer d’autres dispositifs :des œuvres-dispositifs.

Les expositions d’aujourd’hui prennent de plus en plus des allures de dispositifs de dispositifs dans lesquels la mécanique du voir a totalement changé puisqu’elle déborde les objets présentés pour s’élargir à tout l’espace, et pour s’inscrire dans des procédures et des dispositifs mobilisant le corps et tous les sens. Alors que les œuvres-choses sollicitaient principalement le regard du spectateur, ce sont toutes ses capacités sensorielles, ses dispositions à agir et réagir, ainsi que ses aptitudes à conceptualiser qui sont requises par les œuvres-dispositifs.

Ce n’est pas le moindre intérêt de l’exposition du Plateau que de souligner la part croissante dans l’art d’aujourd’hui d’une véritable esthétique des dispositifs.
Conformément à sa mission de diffusion, le Frac Ile-de-France a pris une série d’initiatives telles que l’organisation de prêts, de dépôts et d’expositions. Mais il est allé plus loin : il a donné à sa mission une dimension esthétique en commandant à des artistes des «œuvres — dispositifs d’exposition, espaces modulaires à activer — ayant pour particularité et pour fonction de présenter d’autres œuvres».

Des œuvres qui «présentent d’autres œuvres», ou, comme on l’a vu cette année à la Biennale de Lyon, des commissaires qui confient à d’autres commissaires le soin de sélectionner les œuvres et les artistes : ce sont là des fonctionnements allégoriques.
Au sens large, le mécanisme de l’allégorie consiste en effet à doubler un texte, une image ou une œuvre par d’autres textes, images ou œuvres. A les lire à travers d’autres, à la manière du commentaire et de la critique qui produisent des textes sur des textes et des images.
En fait, l’allégorie fonctionne sur le principe du palimpseste. La production allégorique ne vise pas à rétablir une signification originelle perdue ou obscure. Au contraire, elle ajoute et substitue une signification autre (allos=autre) à la signification antérieure.

A l’opposé du fameux white cube moderniste dont l’idéal (et l’illusion) était de ménager un accès aussi direct et neutre que possible aux œuvres, de plus en plus d’expositions sont aujourd’hui structurées par un projet, une problématique, ou un point de vue qui président au choix et à l’accroche des œuvres, et qui se superposent à elles.
Les œuvres ne sont plus le point de focalisation vers lequel le dispositif d’exposition fait converger les regards, elles sont de plus en plus traitées comme des matériaux inscrits dans des œuvres-dispositifs (Le Plateau), dans la mécanique d’un accrochage, ou dans la problématique d’un commissaire — ce que ne cesse de dénoncer avec force Daniel Buren.

Au Plateau, l’œuvre de Didier Trénet intitulée Extra Muros (2007) se compose d’une série de modules en métal et grillage gris dans lesquels sont enchâssées — pour ne pas dire enfermées — des œuvres d’autres artistes choisies par Didier Trénet. Conçus pour s’adapter à différents lieux d’exposition et pour répondre à leur fonction de diffusion (on est très loin de l’esthétique kantienne!), ces modules servent à la fois de cimaises et d’éléments régulateurs de la circulation des spectateurs.
En accueillant Didier Trénet dans l’exposition dont il est le commissaire, Xavier Franceschi a choisi à la fois des œuvres-dispositifs qui présentent d’autres œuvres, et un artiste qui choisit d’autres artistes. C’est-à-dire une posture esthétique doublement allégorique.

L’exposition rassemble ainsi plusieurs œuvres-dispositifs qui, en abyme, accueillent en leur sein d’autres œuvres dont elles sont supposées assurer la diffusion. La Vidéothèque mobile (1998) de l’artiste suisse Frabrice Gygi a la forme d’une structure démontable et transportable, semblable à celles utilisées dans les rassemblements populaires, composée de bancs, de gradins, de tables, d’étagères et d’un kiosque : une œuvre-dispositif où l’on peut emprunter des vidéos et les visionner à sa guise.

Quant au Projet 4 Brane (2007) de Laurent Grasso, avec sa forme de gros monolithe parallélépipédique de plus de quatre mètres de long, à la surface sombre en verre réfléchissant, il trône, énigmatique, dans l’exposition comme une sculpture minimaliste.
Mais ce minimalisme des formes cache en réalité l’extrême sophistication d’une œuvre-dispositif qui est aux antipodes du Minimal Art du siècle dernier. En tournant autour, on perçoit en effet quelques minces rais de lumières qui, comme une faille dans compacité du monolithe, trahissent une activité interne. En fait, il s’avère possible, par le biais d’un panneau pivotant à peine visible, de rentrer à l’intérieur où l’on découvre… un espace de projection-diffusion de vidéos.
Comme celle de Didier Trénet, l’œuvre-dispositif de Laurent Grasso n’exerce paradoxalement sa mission de diffusion que par le biais d’une véritable forclusion des œuvres et des corps (il est aussi difficile de sortir de l’œuvre qu’improbable d’y pénétrer).

Mais par sa forme, sa masse et sa surface réfléchissante, l’œuvre-dispositif de Laurent Grasso tient un autre rôle dans le dispositif de l’exposition, celui de réfléchir certaines œuvres, et celui de rentrer en résonance («Conversation») avec d’autres œuvres aux surfaces également sombres et réfléchissantes — le piano de l’œuvre d’Étienne Chambaud et Benoît Maire, ou l’Autoportrait de Pascal Convert.

Spirale infinie des œuvres, des surfaces, des reflets, des enchâssements et des délégations de responsabilités, des voir et des faire : autant d’éléments constitutifs d’une esthétique des dispositifs.

André Rouillé.
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