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En premier lieu parce que ce discours, infirmé par une myriade d’exemples, enferme l’une et l’autre parties dans une même binarité, aussi fausse que dégradante.
«L’homme a besoin de conquérir des territoires, la femme trouve son territoire et elle y reste, déclare Jean-Marc Bustamante; alors que les femmes cherchent un homme, un homme veut toutes les femmes. La femme, dès qu’elle a trouvé son territoire, elle y reste […]. Les hommes sont toujours dans la recherche de territoires vierges»*.
En tant que lecteur et en tant qu’homme, je ne reconnais rien de la réalité dans cette pensée pauvrement binaire qui ne vise qu’à glorifier une image grotesque de l’homme en héros perpétuellement conquérant de tous les objets et «territoires vierges», femmes comprises.
Si ce discours renvoie à une quelconque réalité, c’est bien celle de sa propre médiocrité. A moins qu’il ne réponde à une très classique peur de l’autre, en l’occurrence de «la» femme.
Là où il conviendrait peut-être de parler d’une part «masculine» et d’une part «féminine» présentes l’une et l’autre chez les hommes et chez les femmes, l’opposition massive et sans nuances entre «les hommes» et «les femmes» frappe par son extraordinaire archaï;sme, par le schéma presque préhistorique qui l’inspire, en tout cas par l’oubli — ou le déni — de l’évolution de la division sexuelle de la société occidentale dans le sens d’une égalité en droit, et, de plus en plus, en fait.
Ce repli archaï;que détone d’autant plus qu’il intervient sur un fond général de fin de la modernité dont les règles consistaient à distinguer, à classer, à exclure — c’était une période du «ou».
Aujourd’hui, le processus de mondialisation qui s’accélère et se généralise; les échanges, les rencontres et les contacts qui s’intensifient; les limites, géographiques ou non, qui se déplacent ; les frontières, qui vacillent et se reconfigurent les unes après les autres; les totalitarismes, qui se défont et se renouvellent ; la flexibilité, le nomadisme, le métissage, qui deviennent la règle; tout cela manifeste, en art et ailleurs, la fin du règne du «ou», et l’avènement d’une époque nouvelle : celle du «et».
On assume l’unité des contraires, on proclame la faillite des anciennes oppositions et exclusions.
Sous le règne du métissage, l’évidence s’impose que l’on n’est jamais exclusivement homme ou femme, mais toujours masculin et féminin. Il est désormais totalement possible d’être, dans la vie, ouvertement bisexuel (hétéro et homo), autant que d’être, en art, plasticien, c’est-à -dire libre d’opter pour une combinatoire sans limites des pratiques et des matériaux.
Ce n’est que dans un tel contexte que des œuvres comme celles de Bustamante, et d’autres, peuvent être tout à la fois, et picturales, et sculpturales, et photographiques, c’est-à -dire être (heureusement) plus en phase avec le monde que les discours de leur auteur.
Mais par delà leur trivialité, les propos de Jean-Marc Bustamante et de Christine Macel, et plus discrètement de Xavier Veilhan, présentent l’intérêt d’esquisser en creux les contours d’une sorte d’esthétique masculine, phallique et autoritaire de la conquête et du combat, dans laquelle les femmes n’ont pas de place, ou sont réputées ne pas tenir la distance — «Peu de femmes arrivent à dépasser les dix ans» (Macel).
Exclues par le discours, les femmes le sont aussi dans les faits, comme cela a été le cas à l’exposition Dionysiac du Centre Pompidou (16 fév.-09 mai 2005) au sujet de laquelle Christine Macel, la commissaire, déclare n’avoir «trouvé aucune femme à confronter (sic) avec les autres artistes». Tout en épargnant Louise Bourgeois, qualifiée de «femme phallique», et peu après avoir fait cette réplique à Bustamante : «Je dois être un homme alors».
Alors que les œuvres présentées à l’exposition Dionysiac ne brillaient pas toutes par leur pertinence thématique, ni surtout par leur qualité esthétique, l’absence totale d’artistes-femmes ne signifie pas qu’aucune d’entre elles n’était en mesure de tenir la comparaison avec les quatorze artistes-hommes présentés.
Cette absence est au contraire imputable à l’incapacité de Christine Macel, en raison de ses conceptions esthétiques et de son horizon de pensée, à voir et accueillir leurs œuvres, à les prendre en compte. Ce que confirme à sa manière Jean-Marc Bustamante en déclarant qu’elle a «invité un tas de barbares à remplir les espaces du Centre Pompidou, des artistes conquérants».
C’est à nouveau une conception de l’art et de la création qui s’exprime-là . Une conception contestable à force d’être archaï;que — hors d’époque et contraire aux processus de la création.
Car, aujourd’hui, créer n’a rien à voir avec une «bataille», avec de la «sur-énergie», avec le phallus, avec l’autorité qui ont moins trait à l’art qu’à l’univers concurrentiel et conquérant de l’économie de marché, du marketing, du business.
Créer ne consiste pas à «conquérir des territoires», mais au contraire à se déterritorialiser, à faire vaciller les normes visuelles et esthétiques, à ébranler les structures formelles existantes.
On ne crée pas sans dériver hors des sentiers coutumiers, sans se perdre loin des certitudes antérieures. C’est dans cette errance, et non par la conquête, que l’artiste peut inventer de nouveaux matériaux, de nouvelles procédures, des formes inouï;es.
La création n’est pas de l’ordre de la «recherche de territoires vierges», parce qu’aucun territoire n’est vierge, ni la toile blanche, ni la galerie, ni le monde de l’art. Il faut au contraire vider le trop-plein d’images, briser l’emprise des codes visuels, processuels et conceptuels qui encombrent le regard, la pensée, et la pratique artistique.
A rebours du phallus, de l’autorité, de la maîtrise, la création, elle, déjoue, déconstruit, inverse, mine ce qui fait autorité: les stéréotypes visuels et formels, les structures syntaxiques, les routines pratiques.
Quoi qu’ils en disent, les hommes ne créent pas sans leur part féminine, et les femmes sans leur côté masculin.
André Rouillé.
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Jean-Marc Bustamante, Perfect Dream 3, 2005. Acier galvanisé, encre sur plexiglas. 172 x 145 x 5 cm. Courtesy galerie Thaddaeus Ropac.
*Extrait de l’entretien entre Jean-Marc Bustamante (JMB), Xavier Veilhan (XV), Christine Macel (CM).
Paru dans Bustamante, coll. La création contemporaine, éd. Flammarion, 2005, p. 168-170.
CM. (à JMB). Vous avez un vocabulaire très…
XV. Marketing ?
CM. Masculin plutôt, vous parlez de quelque chose qui ressemble à une bataille, où il faut avoir de gros bras. Je ne dis pas cela en tant que femme, mais je me pose la question de savoir si, pour les femmes, c’est pareil. Je me pose d’autant plus la question que peu de femmes arrivent à dépasser les dix ans…
JMB. C’est à dire qu’elles ont du mal à tenir la distance, elles préfèrent souvent mettre au point un système radical et efficace. Chez Nan Goldin, Cindy Sherman, tout est au point très vite et après elles ne bougent plus vraiment.
CM. Vous avez une idée du pourquoi ? Pourquoi voit-on des hommes — je pense à Thomas Hirschhorn, à vous deux — qui travaillent dans ce qui ressemble à une sur-énergie. Vous produisez beaucoup, vous expérimentez dans des dimensions différentes, il y a une sorte de flux. Je me demandais récemment pourquoi ce n’était pas le cas chez les femmes. Tu le décris très bien par l’idée de ligne.
JMB. Oui, l’homme a besoin de conquérir des territoires, la femme trouve son territoire et elle y reste (scepticisme de XV et CM) ; alors que les femmes cherchent un homme, un homme veut toutes les femmes. La femme, dès qu’elle a trouvé son territoire, elle y reste, d’Agnes Martin à Tracey Emin. Les hommes sont toujours dans la recherche de territoires vierges.
CM. Je dois être un homme alors ! Mais c’est vrai qu’il n’y a pas de dispersion chez les femmes.
JMB. Les hommes prennent des risques beaucoup plus grands, comme d’être détesté, d’être dans la polémique, d’être longtemps dans des champs difficiles.
CM. Maurizio Cattelan en femme, ce ne serait pas possible, par exemple ?
XV. Moi j’aimerais bien qu’il y ait Carl Andre en femme. En constituant une figure plus autoritaire de l’artiste, en imposant des formes radicales, elle offrirait une alternative intéressante à ces femmes artistes qui se retranchent dans la case sociale où l’on veut bien les voir.
CM. En fait, vous confirmez mes pires soupçons, ça me déprime! Aujourd’hui je fais une exposition où il n’y a pas de femme, pour cette raison. Je n’ai trouvé aucune femme à confronter avec les autres artistes, et je préfère ne pas les mettre que de respecter des quotas.
JMB. Le thème de ton exposition Dionysiac est parfaitement masculin, ne t’étonne pas ! Tu as invité un tas de barbares à remplir les espaces du Centre Pompidou, ce sont des artistes conquérants. Les artistes femmes occupent des champs plus calmes en apparence mais tout aussi essentiels, elles l’ont prouvé. (Silence) Et Louise Bourgeois, où est-elle là -dedans ?
CM. Je l’aime beaucoup. C’est une espèce de «femme phallique».
XV. Et au crochet aussi ! Il y a quinze ans, il y a eu une sorte de «syndrome Louise Bourgeois». Des petites chansons, des dessins, des grandes sculptures et du crochet; c’est un peu le type de travail que l’on pouvait voir dans les écoles des beaux-arts. Et quand tu disais : «C’est pas terrible» à la personne qui faisait ça et qui était alors une jeune fille, elle répondait : «Ah non ! Vous ne pouvez pas me dire ça parce que c’est personnel».
CM. Oui, mais tu dois relever une chose, les femmes n’ont pu s’exprimer en tant qu’artistes que très récemment, à partir des années 70, avant il en existait peu.
JMB. Leur reconnaissance s’est faite sur des problèmes de société, il y avait un sujet dans leur travail. Moins chez les hommes. Il n’y a pas vraiment de sujet dans le travail de Xavier ou dans le mien. Chez les femmes, le sujet de leur libération a pris le dessus. Une des artistes qui est exemplaire, c’est Rosemarie Trockel. Ses premières pièces avaient à faire avec le tricot puis l’oeuvre s’est complexifiée pour devenir majeure aujourd’hui, il lui reste à conquérir une vraie forme. A quand des artistes femmes formalistes ?
CM. Laissons-là les femmes.
Jean-Marc Bustamante est artiste, il enseigne à l’Ecole nationale supérieure des beaux-arts de Paris et à notamment représenté la France à la 50e Biennale de Venise en 2003.
Christine Macel est conservateur au Centre Pompidou, chargée de l’art contemporain et du secteur prospectif.
Xavier Veilhan est artiste.
(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions Flammarion — Tous droits réservés)