Les artistes «de la main» — peintres, sculpteurs, graveurs — ont récemment renouvelé leurs rituelles invectives à l’encontre des œuvres contemporaines dans un texte intitulé «Contre le pompiérisme d’État, pour la diversité» (voir éditorial 381). La violence des propos traduit à l’évidence la rancœur que leur inspire «la dépossession galopante de leur statut d’artiste» face à l’hégémonie croissante de l’«esthétique néo-duchampiste [sic] alimentant un marché mondial du scandale où l’apologie de la laideur le dispute au rien, au sale et au répugnant». A l’évidence, la marginalisation sociale se combine à une profonde césure esthétique qui traverse le champ de l’art d’aujourd’hui où s’affrontent deux forces radicalement opposées, et totalement irréconciliables: d’un côté, les artistes qui créent de leurs mains des choses parfaitement catégorisées (peintures, sculptures, gravures, etc.); d’un autre côté, des artistes dits «contemporains», ou plutôt «plasticiens», qui ne sont ni spécialement peintres, sculpteurs ou graveurs, mais tout cela à la fois ou successivement, et beaucoup de choses encore.
Alors que les peintres, sculpteurs, graveurs affichent une fidélité esthétique et sociale profonde aux «disciplines» traditionnelles des «arts de la main» ; alors que pour eux l’art est fondamentalement artisanal, c’est-à -dire lié à une «tradition», un «métier», des «outils» et des matériaux particuliers; alors que ce faire artistique là consiste avant tout à fabriquer des œuvres-objets singulières qui sont en quelque sorte l’aboutissement et le tout du travail artistique et la manifestation de la démarche de leur créateur; il en va différemment des œuvres contemporaines.
Si les «arts de la main» sont artisanaux, les arts contemporains sont, eux, conceptuels. Non pas au sens restreint de l’Art conceptuel qui a fait les beaux jours des avant-gardes avec des artistes comme Lawrence Weiner, Art Language ou Joseph Kosuth, mais au sens où les œuvres contemporaines sont désormais, et de plus en plus, des actualisations sensibles de concepts ou de projets.
Si créer consiste toujours à fabriquer des objets, ceux-ci ne sont plus l’ultime et unique fin du travail artistique. Pour l’essentiel, et dans une infinie variété, les artistes contemporains cherchent à concevoir des œuvres matérielles qui puissent être en résonnance sensible avec des idées, des concepts, des intuitions, des rêves, et même des sensations; qui puissent les incarner, les actualiser. Ils visent à exprimer des virtualités, autant qu’à capter des forces, au moyen de choses, d’installations, ou d’actions ouvertes dans leurs formes comme dans leurs matériaux.
C’est ainsi que les œuvres d’art contemporain débordent de beaucoup les «disciplines» et les matériaux traditionnels de l’art. Sans les refuser nécessairement, elles ne s’y limitent pas. Car l’innovation artistique ne consiste plus à faire advenir des sensations et des représentations aux confins de la fidélité à une pratique et un matériau, mais à concevoir les matériaux, les protocoles, les outils et les formes les mieux à même de donner corps, matérialité et consistance à un projet esthétique — un concept.
Alors que dans les «arts de la main», les matériaux, les outils et les règles de la discipline constituent les moyens et le périmètre des œuvres, dans les arts contemporains, au contraire, c’est le projet-concept qui prévaut et préside au libre choix des moyens de son actualisation en œuvre.
C’est pourquoi l’on peut, en art contemporain, faire œuvre avec n’importe quoi, sous n’importe quelle forme, des plus classiques aux plus atypiques, pourvu que les éléments choisis et les formes créées soient les plus aptes à exprimer-actualiser un projet-concept.
Or, cette singulière liberté de pratiques artistiques gouvernées par des projets-concepts, et exercées hors et contre les règles et les méthodes traditionnelles de l’art, désoriente les adeptes de la tradition qui ne voient dans ces œuvres contemporaines que laideur, vacuité, saleté et répugnance…
Le laid, le rien, le sale, le répugnant: ce lexique, qui est devenu au cours de l’histoire de l’art moderne celui des réfractaires aux innovations, est aujourd’hui encore le signe de fractures esthétiques profondes et de graves incompréhensions, sinon d’âpres rivalités, au sein du champ de l’art.
Ce lexique de rejet et d’hostilité révèle en fait chez ceux, artistes ou spectateurs, qui le mobilisent un refus d’admettre la singularité des fonctionnements, valeurs et critères de l’art contemporain. Le terme de «laideur», et les autres, sont en tant que stricts inversions de la notion de «beauté», inopportuns par leur inutile violence, mais surtout inadéquats par leur façon de soumettre les œuvres contemporaines à des critères qui ne sont plus les leurs.
Si en effet des œuvres de nombreux artistes contemporains peuvent être dites belles, ce n’est pas de la même façon que des œuvres plus traditionnelles. Il s’agit moins d’une beauté plastique et de surface offerte à la contemplation que de la beauté du processus d’actualisation d’un projet-concept, d’un sens, dans la matérialité ouverte d’une œuvre.
A l’absolu d’une beauté statique, rétinienne et supposément universelle, de larges pans de l’art contemporain substituent une beauté processuelle, libérée de l’autorité d’un ordre esthétique transcendant, mais directement accordée à la qualité, la pertinence, l’élégance et l’inventivité du processus d’actualisation d’un concept-projet singulier.
Après avoir été longtemps pensée comme essentielle, transcendante et universelle, et avoir suscité la concentration, l’admiration ou l’exaltation, la beauté a changé de nature avec l’art contemporain qui, d’œuvre en œuvre et d’une infinité de manières, a instauré une beauté processuelle, sans doute plus proche de celle des sciences et des mathématiques que de celle des traditionnels arts plastiques.
André Rouillé
Lire
— André Rouillé, paris-art.com, Editorial 381.
— Contre le pompiérisme d’état, pour la diversité!
— Mona Hatoum, Jardin suspendu, au Domaine national de Saint-Cloud