Etienne Chambaud
Undercuts
La série intitulée Contre-Dépouilles consiste en un ensemble de peaux animales tendues sur des châssis de format portrait, de sorte que la face visible du tableau soit la face intérieure de la dépouille de l’animal. Le titre renvoie autant à la série de gestes artisanaux et de savoir-faire techniques menant à l’exposition d’une dépouille (arts de la chasse, taxidermie, tannerie), qu’au vocabulaire de la sculpture classique, dans lequel un élément de ronde bosse est dit «de contre dépouille» lorsqu’il a nécessité l’assemblage de moulages multiples, dissimulant ainsi dans l’image de son unité une série de coupures. La série comprend une peau de serpent retournée sur un mobilier muséal, un cordon de mise à distance. L’image du seuil que matérialise le serpent retroussé se déplie ainsi à l’infini pour le regard qui tentera d’en comprendre le motif, c’est-à -dire l’usage instrumental ou la fonction ornementale.
Le retroussage dont procèdent les Contre-Dépouilles ne consiste pas à se distinguer du savoir-faire artisanal qui l’a précédé, mais à circonscrire un envers à la technique de conservation du motif dont ce savoir-faire relève. Les Contre-Dépouilles, en dévoilant ce qui est habituellement soustrait à la vue, et en privant l’œil du motif des peaux animales (zébrures, rayures, tâches et ocelles) tout en faisant coïncider celles-ci au cadre que fournit le musée (genre du portrait, corde de mise à distance), incrustent dans l’exposition la question de la figure. Une figure dont rien ne permet d’affilier son existence à une origine, une figure qui ne garde la mémoire de rien d’autre que de la succession d’artisanats qui l’éloignent de son apparence première, une figure de laquelle est évacuée tout enjeu de traçabilité: une figure qui cesse de se constituer par l’addition des référents, mais s’invente dans le moment de leur exclusion. L’identité de cette figure, qu’il s’agirait de reconstituer si on voulait en dresser une «histoire naturelle», s’exténue dans la multiplicité de ses identifications potentielles, produisant un fantôme d’identité.
Ici, une Contre-Dépouille est un défi lancé au regard: remonter le cours des identités temporaires que la chose en quoi elle consiste a amassé, y saisir l’épaisseur du dépôt de significations passagères qui s’y sont accumulées.
Elle enchâsse dans l’exposition une figure spectrale, une image spéculaire habitant un espace incertain, opérant tour à tour par mise à nu, recouvrement, et procédés d’exclusion. Suspendue au centre de l’espace d’exposition, la pièce intitulée Soleil Inscrit se présente sous la forme d’une lampe sphérique. Réalisée en terre cuite, la lampe, parfaitement opaque, est allumée mais ne produit aucune lumière, si bien qu’il faudrait la casser pour qu’elle retrouve sa fonction. Issue des «arts du feu», elle localise dans l’espace d’exposition un point de vue panoramique depuis lequel considérer le paysage de l’exposition, le suspend d’un regard qui, détaché, se porte sur la totalité de l’espace. En cela, ce «soleil» est inscrit comme on le dit, en géométrie euclidienne, d’un angle inscrit dans un cercle, c’est-à -dire intégré à une figure qui l’inclut. Du regard panoptique que suggère cette lampe, on pourrait attendre qu’il vienne jeter sur l’exposition une lumière propice à l’explication.
Mais l’opacité qu’il manifeste matérialise, au contraire, l’endroit où l’exposition se dérobe: non pas au sens où dévoilée, elle se laisserait déchiffrer comme une figure donnant à lire sa genèse, mais précisément au sens où elle repousse l’accès au lieu depuis lequel il s’agirait de regarder, mais aussi au point depuis lequel il faudrait interpréter et comprendre. La lampe devient alors la figure d’inscription d’un angle mort dans l’exposition, elle oblitère visuellement les tableaux alentours, elle agit comme un masque qui traverse le panorama de l’exposition en le rendant aveugle. Ce masque, comme un anti-portrait, sans visage, inscrit une rature dans le dispositif de la représentation, pour l’affoler en le portant à son comble: moins en débordant ses limites et ses règles qu’en les portant à l’excès pour défigurer l’exposition.
Le geste qu’entend accomplir l’exposition «Undercuts» est l’isolement d’une figure seule, fantomatique, apparue entre deux retournements «en doigt de gant»: celui de la nature animale repliée sur le tableau (Contre-Dépouilles), et celui de la vision retroussée sur son autre monstrueux, le masque (Soleil Inscrit). On pourrait dire que cette figure seule, cette instance négative de la représentation, est celle qui hante de manière similaire le zoo et le musée, et que ces deux outils de conservation et de production de permanence se sont inventés en travaillant à oublier cette hantise. Les espaces définis par la clôture que sont le zoo et le musée, en faisant de l’animal et l’artiste deux motifs symboliques de l’extériorité et de l’intentionnalité, se présentent tous deux comme une scène des origines où est adressée au public l’expression des sources, un lieu séparé où le spectateur peut répéter un déplacement inaugural, faire pour la deuxième fois l’expérience d’une image présentée comme primitive, première. Depuis cet écart que le zoo comme le musée travaillent à clôturer, l’exposition «Undercuts» entreprend d’imprimer une coupe franche dans le jeu d’identités référentielles qui lient traditionnellement l’image avec son origine, de séparer les objets de leurs identités, d’adresser une figure seule plutôt que de la réduire à un motif partagé par tous, de vider le cadre interprétatif pour en faire un lieu foncièrement inscrit: à écrire, c’est à dire absolument ouvert.
critique
Undercuts