Par Franck Waille
Le chocolat peut contenir des traces de noisettes et de fruits secs, il n’en demeure pas moins du chocolat. Un peu de tendresse bordel de merde ! de Dave Saint-Pierre contient des réminiscences hétéroclites — La Cage aux folles, les happenings d’Anna Halprin, Un poisson nommé Wanda, la Pina Bausch du Café Müller, Salo ou les 120 journées de Sodome de Sade/Pasolini, La Folle Histoire du monde, la Movida du premier Almodovar, les aventures de la tribu Mammame de Jean-Claude Gallotta… jusqu’au mouvement contemporain « Free hughs ! » (« câlins gratuits ») porté par de jeunes nord-Américains qui font descendre l’enlacement dans la rue. C’est sans doute (au moins) de tout cela que se nourrit le jeune chorégraphe québécois dont la carrière décolle depuis 2004. Et pourtant son travail, fait aussi de la collaboration des autres membres de la compagnie, est marqué par une écriture très personnelle. Écriture personnelle pour une approche collective et singulière de la tendresse et des désirs qui peuvent lui coller à la peau. Saint-Pierre, pour sa troisième création, nous sert un chocolat corsé, pétillant, frappé, apte à échauffer les frilosités éventuelles d’un public lyonnais qui ne demandait, en définitive, qu’à y tremper les lèvres…
Si les interprètes sont payés avec des arachides (« payed with peanuts »), les subventions de la compagnie ne sont pas non plus investies dans le décor — un mur en simili-béton — ou dans les costumes, réduits à des robes légères, des pantalons et des chemises simples, à de bonnes genouillères… ou à rien. Avec La Tendresse (c’est ainsi que l’on nomme la pièce dans la compagnie, pour aller à l’essentiel), le traitement de la nudité, qui en danse contemporaine semblait ne plus avoir de secrets, est abordé de manière inattendue. L’approche rejoint le public, à son corps défendant. Si le chorégraphe et les interprètes osent beaucoup, jamais ils n’indisposent — ou du moins, si cela arrivait, le spectateur, d’un geste, retrouverait son espace vital… C’est un trait de ce travail que d’être une vraie invitation au voyage, au voyage participatif. Notre chance, à nous francophones, est d’en pouvoir saisir toutes les nuances lors des passages en traduction simultanée anglais-français, comme dans tout transit par les airs qui se respecte.
Mais la nudité une fois posée (très rapidement), que reste-t-il ? Tout le reste. Ou plutôt, la nudité (parfois extravagante, parfois séduisante, parfois…) est un élément de la dynamique d’ensemble de la pièce. Entre excès et surprise, entre détresses (attente d’amour ?) et propos jubilatoires ou provocants, entre improvisation et partition, les interprètes sont des « humains à plein temps » selon l’expression d’Ernest, spectateur si enjoyé (enjoyed) qu’il en a cassé son siège à force de rire… Avant que ne sonne le début des festivités, après qu’aient retenti les premiers applaudissements, et durant toute la durée de la pièce, les membres de la compagnie sont là , pour nous, avec nous. 1h 45 de représentation pour dire la générosité de l’engagement de la vingtaine de personnes qui se donnent corps (de la peau des joues à la sueur des cœurs) et âme (quand les perruques de folles tombent, telles des peaux mortes, reste le désir de l’autre, violent). Présences corporelles immédiates, radicales, soutenues par un sol rythmique, partenaire, patinoire ; interventions orales lancées au couteau : le propos s’impose à nous avec l’évidence de l’infinie complexité de « ce besoin de tendresse qui nous vient en naissant » comme le chantait Bourvil. Il s’impose car rien n’est joué, tout est vécu. Et le piano et le violon d’Alina (Arvo Pärt) s’échouent en ces êtres. En ces être nus comme au premier jour, se lovant dans l’eau qui se reflète par simple résonance lumineuse sur le mur gris, discrètement devenu étang scintillant.
Et la tendresse est peut-être cela, au fond : cette mise en mouvement douce et calme d’un mur gris, froid. Mise en mouvement chaude et ambrée, ocre aussi, qui a des allures de sublimation de toutes les caricatures, de tous les jeux et de tous les succédanés traversés pour venir, là , se reposer. Mise en mouvement qu’on ne voudrait quitter et derrière laquelle, qui sait, se laisse deviner l’empreinte d’une transfiguration.
Par Juliane Link
Un peu de tendresse bordel de merde ! Un titre qui sonne comme une promesse, un engagement fait à lui-même, un projet éthique et politique. Entre indécence et fragilité, obscénité et délicatesse, le chorégraphe interroge l’humain, à travers un prisme aux millions de figures, de la jouissance au désespoir.
Pièce acide et ravageuse, qui encourage dès les premières minutes du spectacle le spectateur à tendance cardiaque à bien vouloir prendre connaissance des issues de secours. Guidés par une narratrice odieuse à travers une mosaïque incertaine d’émotions exaltées, les sentiments se déploient, des rires aux larmes, de la compassion à l’écœurement. Une impudeur constitutive qui refuse l’apathie et l’inertie.
L’inconfort dans lequel Dave Saint Pierre jette le spectateur semble viser une aspiration qui tend à la catharsis. Il est entendu pour le chorégraphe que celui qui regarde ne peut se contenter d’une indolence lascive et paresseuse. Il réaffirme au détour de ce chemin chaotique qu’il n’est pas de silence excusable face à la violence et à la cruauté. Examen de conscience nécessaire, qui interroge nos lâchetés, nos excitations et nos angoisses. Bafouant les interdits et les conventions, Dave Saint Pierre questionne la souffrance, la solitude, la jouissance et le plaisir.
Des débris de corps froissés sont offerts dans leur enveloppe charnelle dont ils n’ont que faire, proposant tour à tour à chacun d’assumer son voyeurisme ou de se laisser toucher par le mouvement fragile d’une jeune fille troublante. Trouble causé par son unique désir d’être rattrapée avant la chute et dont la chute n’existe que pour qu’on la saisisse. À travers la mise en scène de ces simulacres se dresse une véritable phénoménologie des comportements, qui tend à affirmer, dans l’éphémère du mouvement, la dualité comme nécessitée fondamentale du déploiement de l’existence.
Mais n’y a-t-il pas une prise en otage de nos émotions dans cette forme d’explosion des pulsions humaines, une forme de misérabilisme consenti par tous ? En fonction de sa nature, naïve, complaisante, joueuse, ou engagée, le spectateur se nourrit de la danse et de la cadence frénétique de ce spectacle insolent qui tient allègrement l’endurance d’une heure et demi de représentation. Dave Saint Pierre interroge la convenance de nos instincts et de nos êtres intimes. Il n’hésite pas, d’abord, à outrager le public en exhibant sur scène une sexualité débridée, une nudité brutale ; pour bientôt le cajoler en exaltant des moments suspendus de pure délectation. Et chacun consent gracieusement à se laisser guider de la brutalité au subtil, de la trivialité à la grâce.
Des distractions sexuelles aux jeux d’enfants se tend à l’évidence un fil fragile et sensible, tissés de milles taquineries, perversions, ruses et pitreries. Face à ce tourbillon vivifiant, la notion de jeu retrouvé et la sensualité du corps bientôt réaffirmé vont soutenir l’éloquence d’un propos délicieusement impertinent qui tend à apaiser nos cœurs brisés.
— Date de création : 2006
— Conception, chorégraphie : Dave St-Pierre
— Texte : Enrica Boucher
— Musique : Pierre Lapointe, Emmanuel Schwartz, Dave St-Pierre, Cat Power, Arvö Part