François Kollar appartient à cette génération de photographes modernes venus d’Europe de l’Est, à l’instar de Man Ray, André Kertesz, Robert Capa, Eva Besnyö ou Germaine Krull. Né en Hongrie en 1904, il travaille comme cheminot avant de rejoindre Paris à l’âge de vingt ans, et de devenir ouvrier dans les chaînes de production des usines Renault, à Boulogne-Billancourt. Photographe autodidacte, il commence par réaliser des autoportraits et des portraits de Fernande, son épouse et fidèle assistante, et expérimente quelques procédés tels que la solarisation ou la superposition d’images. Employé dans l’imprimerie Draeger Frères, il y suit une formation artistique et technique où il apprend les rudiments de la mise en scène. Dès 1930, il ouvre ainsi son propre studio de photographie et réalise des commandes publicitaires pour de grandes marques.
Dès ces premiers clichés, on est frappé par la capacité de François Kollar à valoriser un produit. Etonnamment, et avant même la série La France Travaille qui va le consacrer, le photographe est un chantre de la modernité. Par exemple, les appareils Kodak sont rutilants, leur mécanique brille de mille feux sous le regard émerveillé de la modèle qui vise à travers l’objectif. Les agrandisseurs photographiques projettent une lumière envoûtante dans le studio. Une lourde machine-à -écrire noire contraste élégamment avec une légère plume blanche apposée sur ses touches. François Kollar fait encore la publicité d’un gramophone, ou effectue de subtils jeux de transparence avec une bouteille de champagne ou des ampoules de médicament.
Parmi ces campagnes de publicité franchement efficaces, qui rendent le produit évolué, désirable et immédiatement reconnaissable aux yeux du spectateur, François Kollar photographie en contre-plongée une monumentale Tour Eiffel, symbole de la modernité que capturent également Laszlo Moholy-Nagy et Germaine Krull. Il représente encore les bords de la Marne bondés de baigneurs, et semble annoncer ainsi un pan plus social de son œuvre.
Mais plutôt que d’évoquer les balbutiements du tourisme de masse dans les années 1930, ou les prémices des congés payés sous le Front Populaire de Léon Blum, François Kollar est engagé par les éditions Horizons de France pour réaliser une série de 600 photos à paraître dans une quinzaine de fascicules: La France travaille (1932-1934). En réalité, François Kollar compose une œuvre comprenant plus de deux mille clichés, et accomplit la plus grande commande photographique française du début du XXe siècle. Ses photographies se trouvent classées par secteur d’activité: les usines, l’industrie, les mines, le bâtiment, l’automobile, l’aéronautique, les chemins de fer, la pêche, le marché, l’agriculture, la céramique, la verrerie, le tissage, l’imprimerie, l’énergie, etc. L’ensemble est colossal et vient illustrer des textes laudateurs vantant la grandeur de la France au travail…
Car, en somme, quelle représentation du monde du travail nous offre-t-il? Plus que des paysages industriels, où l’on remarque que les cheminées des usines côtoient les clochers des églises ou des cathédrales et affirment leur prédominance dans le monde moderne, il s’agit de faire l’éloge de l’ouvrier en pleine action, en train d’accomplir consciencieusement sa tâche. Certes, la photographie de François Kollar est moderniste, dans le sens où elle valorise la mécanisation et l’automatisation des chaînes de production. Mais elle est également humaniste: on sent une compassion, une empathie réelle de la part du photographe envers ses pairs, lui qui fut également, comme on le rappelait, cheminot et manutentionnaire.
Surtout, il faut se rendre compte que les photos de François Kollar obéissent à une exigence bien stricte: légitimer l’idéologie du progrès, qui fonctionne comme le véritable moteur de l’économie capitaliste, et montrer que l’individu a sa place dans les infrastructures de l’industrie, qu’il n’y demeure pas écrasé ou acculé. Ainsi, l’image qu’il propose du monde du travail oblitère totalement les luttes sociales et les crises majeures que sont celles du Jeudi noir de 1929 ou des grèves de 1936 par exemple.
Paradoxalement, on se situe de plain-pied dans les antres du travail, mais tout se passe comme si l’on restait hors du temps social et historique, dans un monde clos sur lui-même, dépolitisé, où tout fonctionne sans encombre, sans secousse, sans tremblement. Pas question de montrer l’exploitation des individus, les accidents et les mutilations du travail, ou les cadences odieuses imposées aux travailleurs. Il n’est nullement question d’illustrer l’aliénation du travailleur qu’évoque Karl Marx dans Le Capital, ni de dénoncer l’inquiétant triomphe de l’«animal laborans», décrit par Hannah Arendt dans Condition de l’homme moderne, pour souligner le risque pour toute activité humaine de tomber sous la règle de la répétition laborieuse.
En effet, les formes sont souvent harmonieuses et les compositions géométrisées. Les disques des scies et des meules sont parfaitement découpés. Les échafaudages des chantiers soigneusement quadrillés. Les poutres rigoureusement moulées à l’identique. Et les individus font corps avec leurs machines, comme s’il s’agissait d’illustrer un rapport quasiment fusionnel entre eux.
On perçoit les ouvriers en action, leurs mains sont toujours en mouvement, manipulant des outils, réparant, lustrant et fignolant amoureusement les rouages des machines. Les modèles posent souvent en souriant, et même lorsqu’une mineuse se trouve en mauvaise posture, toute couverte de suie, François Kollar s’arrange pour qu’elle ait l’air de se démaquiller en souriant. On penserait presque ici à la propagande russe stakhanoviste: les travailleurs ont l’air valeureux, robustes, ingénieux, efficaces, mais également solidaires et épanouis dans leur environnement.
Dans cette ode à la modernité mécanique, on perçoit toutefois quelques contradictions effarantes. Des relents de conservatisme et de traditionalisme sont flagrants, notamment dans les rôles dévolus aux hommes et aux femmes respectivement. Les uns travaillent à l’usine et emploient leur force physique à faire fonctionner les machines. Les autres sont spécialisées dans la couture, le tissage ou la confection de vêtements, domaines traditionnellement réservés aux femmes.
Au-delà de la mécanisation des moyens de production, la transition historique que connait le pays est fulgurante. Les transports se développent à grande vitesse et se diversifient. L’énergie et l’électricité se distribuent par des câblages, des bobines et des lignes à haute-tension. Les télécommunications connaissent leur premier essor.
On retrouve d’ailleurs ce bouleversement des paysages et des infrastructures dans deux autres commandes réalisées par François Kollar qui, entre temps, se consacre pendant une quinzaine d’année (1930-1946) à la photo de mode, notamment pour le Harper’s Bazaar, Chanel, Cartier ou Balenciaga, afin de réaffirmer Paris comme l’une des grandes capitales internationales du luxe au sortir de la Seconde Guerre mondiale.
D’une part, il réalise en 1951, à la demande de l’Etat, et alors qu’il avait refusé toute commande émanant du gouvernement de Vichy, un reportage en Afrique-Occidentale française, territoire qui correspond aujourd’hui au Mali, au Sénégal, au Burkina-Faso et à la Côte d’Ivoire. Tandis qu’il s’agit encore de servir le discours officiel et de montrer comment la métropole investit généreusement pour le développement des colonies, on perçoit plutôt dans les constructions françaises une stratégie éhontée de pillage des ressources naturelles africaines.
D’autre part, François Kollar travaille à partir des années 1950 pour l‘Union aéromaritime de transport et arpente aussi bien la France industrielle que la France agricole, qui elle aussi se mécanise et accroit sa production avec l’utilisation d’engrais. Ses images témoignent des mutations du territoire, où les industries se trouvent désormais installées en périphérie des agglomérations, et obligent les ouvriers à effectuer des aller-retour entre leur domicile et leur lieu de travail, tel que nous le connaissons encore présentement.